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Littérature : Philippe N’Ngalla ou l’art de la prosopopée

Dans la famille Ngoïe-Ngalla, il y a Dominique le père, intellectuel brillant mais discret ; il y a désormais Philippe, le fils, juriste et… littéraire. La quarantaine révolue, il vient d’accoucher de son premier roman, La ronde des ombres (Le Lys Bleu Editions).

Des arbres ! De la colère ! De la tourmente !... Un dictateur se croit tellement puissant qu’il se dit à l’abri de quelques tourments psychologiques. Et pourtant… Sylvestre est envahi par des ombres menaçantes, il ne dort plus, ses fétiches semblent inopérants. De la même manière que les ombres l’assaillent, différentes questions l’agressent dans un match déséquilibré. Le dictateur ne fait plus le poids, face aux ombres et aux questions il joue dans une catégorie minime. Qui se cache derrière ces ombres, parfois « recouvertes de hideuses blessures » ? Qui peut avoir envoyé ces ombres aux « entailles profondes, purulentes, couvertes de mouches et d’asticots, etc » ? « Régner impunément est-il impossible » ? Sylvestre croit trouver un début de réponse à ses questions dans la vengeance des gens qu’il a eu à supprimer. Et, dans un élan de désespoir, d’avouer ses monstruosités. « La passion de dominer et de posséder plus que de raison a fait de moi un homme exécrable. » Eh oui, les choses ne sont plus comme avant, reconnaît-il, il n’a plus la maîtrise complète du pays ; l’opposition, les syndicats, les étudiants sortent de la torpeur dans laquelle les avaient enfermés des années de terreur. Et quand une colère longtemps contenue sort de sa tanière, elle devient un train aveugle. 

Bientôt, le rebondissement. Il ne s’agit pas de tout ça, non. C’est bien plus grave que ce qu’il pense. La cause de la colère, la grande colère des ombres, est ailleurs. Et Sylvestre est loin de l’imaginer. C’est sa confidente et féticheuse, Mamou Cocton, virtuose de la parole, un sens inné de la formule (l’échange dans le bureau du colonel Bruno après le malaise du dictateur est époustouflant), le sac à main toujours chargé de grisgris, qui la lui révèle dans un style direct mémorable : « … Il n’y a pas de défaillance, tu as plutôt réussi à retourner contre toi l’esprit de la forêt, ton esprit protecteur… »

L’esprit de la forêt ! Nous y sommes ! Ici, le roman bascule dans la prosopopée. « Le plus grand, le plus puissant et peut-être le plus vieux des arbres se mit à parler. En fait, il grondait. Ses paroles remuèrent Sylvestre jusqu’aux entrailles. L’effroi balaya son flegme. (…) L’arbre parla longtemps du puissant esprit qui avait créé toute chose, de la place et du rôle des arbres dans la création, de l’ordre naturel du monde et enfin, cita les conditions de son alliance, nombreuses et contraignantes. Quand il eut fini, Sylvestre et Mamou Cocton, du regard, se dirent : « Nous n’avons pas le choix. (…) L’arbre reconnut Sylvestre comme son protégé, énuméra les conditions de sa protection. » Lesquelles conditions, plus tard, qu’il oubliera de remplir. Du moins de trahir. Au passage, cet extrait recourt dans un premier à la parataxe, comme pour montrer un flux dynamisé par des indices renvoyant à l’oralité ; puis l’hypotaxe embraye sur la création et la description, comme pour tuer la monotonie. Bel exercice de style !    

Comment ne pas penser au roman de Tadjo Véronique – il est aussi question de Véronique, ex-amie de Mamou Cocton, dans La ronde des ombres -, En compagnie des hommes ? Un roman choral et polyphonique dans lequel la Franco-Ivoirienne aborde le virus Ebola qui a frappé en 2014 la Guinée, le Liberia et la Sierra Leone. Quel lien, entre les deux romans, diriez-vous ? Eh bien, chaque fois que l’on use de la prosopopée, on retient l’attention. A coup sûr ! On veut savoir comment l’histoire est menée, quelle espèce en assure la locution. En compagnie des hommes fait appel à Baobab - mémoire essentielle des êtres -, Ebola - virus qui se bat lui aussi pour sa survie - et Chauve-souris – évidemment chez qui le virus a élu domicile -, pour narrer l’histoire. Tous trois débattent du rôle et des ravages de l’homme et ses responsabilités à l'égard de la nature. Dans La ronde des ombres, il ne s’agit que d’un extrait, mais d’un extrait qui donne quelques pistes de compréhension de la personnalité de Sylvestre. Et, au-delà, de l’humain. Car à travers ce passage, Philippe N’Ngalla nous prévient qu’il y a toujours plus fort que nous : la nature. Baobab dans En compagnie des hommes, dit : « Il fut un temps où les hommes conversaient avec nous, les arbres. Nous partagions les mêmes dieux, les mêmes esprits. Si quelqu’un devait couper l’un d’entre nous, il nous demandait pardon. »

Bedel Baouna

La ronde des ombres de Philippe N’Ngalla, Le Lys Bleu Editions, 204 Pages, 17.60€

 


 



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