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RDC – Ouganda : construction des routes d’intérêt commun pour booster les échanges

La RDC et de l’Ouganda ont lancé un vaste chantier de construction des routes dans l’est du Congo dans le but d’accroître les échanges commerciaux entre les deux pays, à travers leurs cinq postes frontaliers. Asphyxiées par l’activisme de groupes armés depuis plusieurs années, les provinces de l’Ituri et du Nord-Kivu sont les deux bénéficiaires de cette coopération. Même si ce n’est pas une voix unanime, de nombreux analystes espèrent que l’intensification de l’activité économique soit une double réponse à l’insécurité et au chômage des jeunes. Mais l’absolue évidence c’est que l’augmentation du flux commercial accroîtra le pouvoir d’achat des habitants des villes comme Beni, Butembo et Bunia dont l’économie est grandement tributaire de l’Ouganda.

Les routes de l’espoir

Au poste frontalier Mpondwe-Kasindi,  les présidents de la RDC et de l’Ouganda, Félix Tshisekedi et Yoweri Museveni ont lancé, le 16 juin, les travaux de construction et réhabilitation pour 223 kilomètres de routes sur trois axes : Mpondwe/Kasindi-Beni (80 km) ; Bunagana-Rutshuru-Goma (89 km) et Beni-Butembo (54 km). Cette étape qui va s’exécuter dans la province du Nord-Kivu est la première d’un chantier plus vaste qui concerne également l’Ituri, la seconde province congolaise frontalière de l’Ouganda, dans l’est de la RDC. Les habitants des deux pays effectuent entre eux des échanges très réguliers, du petit commerce à l’import-export. Des rapports qui ont été soulignés par le chef d’Etat ougandais, à l’occasion.

« Les peuples de la RD Congo et de l'Ouganda sont liés et ont existé en tant que voisins depuis des temps immémoriaux. Ces projets entraîneront une transformation socio-économique considérable de la vie des habitants des deux pays », a commenté Yoweri Museveni.

Ces routes, une fois modernisées auront un impact commercial. C’est l’analyse de Dignité Bwiza-Visser, avocate aux barreaux de Bunia et Bruxelles et experte en environnement : « ces échanges vont s’intensifier. Le flux des produits finis ou des marchandises venant de l’Ouganda ou d’autres pays vers la RDC va augmenter et la quantité des matières premières exportées de la RDC vers l’Ouganda ou vers d’autres pays va aussi augmenter ».

Selon elle, les retombées de ce projet seront plus ressenties dans la province de l’Ituri que dans celle du Nord-Kivu qui dispose d’autres points d’entrée. « Pour ce qui est des chantiers de développement, en particulier pour ce qui est de l’Ituri qui contrairement au Grand Nord-Kivu est plus enclavé, ces routes apporteront un changement significatif pour le développement de la province de l’Ituri dont plusieurs villages et territoires demeurent à ce jour difficilement accessibles ».

L’Ituri qui n’est pas concerné par la première phase des 223 kilomètres de goudron pourrait, pourtant bénéficier de la grosse part de la coopération avec environ 300 kilomètres de routes dans le cadre de ce partenariat public-privé dont le financement global est reparti entre la compagnie d’ingénierie ougandaise Dott Services Ltd (60 %), le gouvernement ougandais (20 %) et le gouvernement congolais (20 %). Ainsi les deux chefs d’Etats ont ordonné que les experts des deux pays parachèvent, dans un bref délai, les détails techniques pour « la route Nebbi-Goli-Mahagi-Bunia (190 kilomètres), la route Bunia-Bogoro-Kasenyi (55 kilomètres) et la route Rwebisengo-Budiba-Buguma-Njiyapanda comprenant le Pont Budiba au-dessus de la Rivière Semuliki (49 kilomètres) », lit-on dans le communiqué final conjoint.

Les opérateurs économiques de la province de l’Ituri sont impatients de voir le projet se réaliser. Le président provincial de la Fédération des Entreprises du Congo, Dekhana Buchu anticipe, d’une part, des facilitations pour le trafic : « il y aura beaucoup de changement positif parce que si on asphaltait la route Mahagi-Bunia-Komanda et qu’on reliait Kasenyi et Bunia, ce serait aussi raccourcir le trajet et les importations  devraient accélérer » et d’autre part l’augmentation des revenus pour les entrepreneurs et pour l’Etat congolais : « ça peut aussi maximiser les recettes pour le trésor public si les rotations peuvent se multiplier  et puis les opérateurs économiques qui utilisent ces tronçons-là peuvent aussi gagner s’il y a moins de détours à faire et surtout moins de pannes que sur les routes actuelles. L’amortissement récurrent des camions est un manque à gagner pour les commerçants ».

Accroissement du pouvoir d’achat des congolais

« Les prix des produits seront revus à la baisse parce que le coût de transport diminuera automatiquement comme le trafic sera un peu plus fluide ». En tant qu’opérateur économique, Dhekana Buchu ne doute pas de l’influence de la construction des routes sur la structure des prix. Celle-ci est d’ailleurs un des principaux baromètres de ce projet selon l’avocate Dignité Bwiza, directrice nationale de Heshimia Mazingira, une chaîne de bureaux d’études d’impact environnemental et social : « l’importance économique de ce projet pour l’Ituri et le Nord-Kivu est l’augmentation du pouvoir d’achat dans les deux provinces mais aussi dans d’autres provinces parce que les routes faciliteront l’écoulement des produits agricoles vers les centres de négoce et les villes les plus proches où les prix des denrées alimentaires de base vont baisser tout comme le prix des denrées importées ».

Et sans doute, ces bienfaits devront aller au-delà des limites des deux provinces. « Ensuite l’augmentation du pouvoir d’achat dans les villes et bourgades de l’Ituri et du Nord-Kivu sera ressentie dans d’autres provinces comme la Tshopo et même Kinshasa. Rappelons que lorsque les routes sont bonnes, souvent pendant la saison sèche, entre Komanda – Mambasa et Kisangani, le prix du haricot baisse à Kisangani parce que le haricot récolté à Fataki en Ituri est facilement acheminé à Kisangani. Il en est de même pour le poisson du Lac Albert qui est souvent acheminé à Kisangani et à Kinshasa », ajoute la même source.

Mais cela pourrait soulever un défi, comme souvent à la résolution d’un souci, un autre émerge. Le président de la FEC Ituri, ancien pétrolier converti à l’hôtellerie et au transport des biens confie qu’une bonne partie du carburant importé de l’Ouganda n’est pas consommé sur place. D’où sa recommandation aux dirigeants de son pays : « il y aura un plus grand avantage si on construit la route d’évacuation parce qu’une grande quantité peut entrer et être vendue mais si on importe mais il n’y a pas évacuation les opérateurs économiques vont mettre le temps d’attente et les avaries dans la tarification et les prix ne vont pas diminuer suffisamment ».

En effet, la province de l’Ituri compte un peu plus de 3.6 millions d’habitants d’après des chiffres de l’Agence Nationale de Promotion des Investissements. De plus, cette population est essentiellement rurale, avec un pouvoir d’achat très relatif. L’entité peut servir de grande porte d’entrée pour le reste du pays, comme cela a été démontré. Mais si les importations augmentent, les marchandises devront être amenées directement vers les agglomérations à forte capacité d’absorption – Kisangani ou Kinshasa, ce qui soulève la question du reste du réseau routier. « Si on construisait les deux routes de Mahagi-Bunia et Bunia-Bogoro-Kasenyi, il ne faut pas que ça se limite là. Quand on approvisionne beaucoup de choses, on doit les évacuer. Si on ne les évacue pas, il y aura peu de demande, beaucoup d’offre. Si on construisait cette route-là, obligatoirement il faudrait qu’on arrange aussi la route Bunia-Kisangani comme ça il y aura beaucoup d’évacuation ».

Même ce tableau prouve l’importance des routes en chantier pour l’entrée des marchandises dans le pays. Un pas à la fois, la RDC devrait attendre le moment venu pour se pencher sur la construction de la route qui relie Bunia et Kisangani, les deux grandes villes de l’ancienne Province Orientale, désormais démembrée.

Avantage à l’Ouganda dans les échanges

L’implication de l’Ouganda dans la construction des routes du Congo avait engendré un questionnement profond à Kampala tant il y a encore des milliers de kilomètres sans asphalte à travers le pays. Sur les 334.5 millions de dollars qui représentent le coût global du projet, le gouvernement de Museveni a consenti 66 millions. Mais pour justifier pareil investissement et rassurer les ougandais sur la pertinence de cet engagement, leur ministre des Travaux publics et des Transports, le Général Katumba Wamala avait révélé, octobre dernier, les chiffres des échanges. « Actuellement, l’Ouganda dégage environ 532 millions de dollars par an grâce au commerce avec la RDC, et si nous faisons cela (financer les routes, ndlr), ils (les revenus commerciaux, ndlr) doubleront et nous pourrons gagner plus », confiait l’officier.

Des chiffres éloquents et surtout logiques quand on sait que la RDC représente 60% du marché informel pour les exportations industrielles de l’Ouganda. Le rapport The informal cross border trade survey report 2017 de l’Institut Ougandais des Statistiques chiffrait ces transactions à 171.8 millions de dollars. Elles concernent les produits alimentaires comme l’huile, le sucre, le riz, la farine,… les plastiques, les vêtements, etc. 

Avec une industrie congolaise obsolète, l’Ouganda paraît seul gagnant. Chercheur en Economie Publique et de Développement à l’Université de Kisangani, Kasereka Mulimaposo Sero-Man est un des sceptiques à propos de l’intérêt de ces routes. Il affirme : « quant aux ougandais, ils veulent élargir leurs marchés des matériaux de construction, des produits issus de leurs manufactures, de productions issus de leur élevage et de leurs lacs… Dans ces échanges transfrontaliers, Kampala est le plus gagnant, veut élargir son marché et recherche un marché dans une zone à revenu assez élevé à celui de son pays ».

Par ailleurs, l’Ouganda, à travers sa position stratégique et son ouverture sur le commerce international va « … gagner plus sur les frais de transit des commandes effectuées par le Congo ou des congolais dans d’autres pays », note Dignité Bwiza-Visser. Elle évoque le circuit florissant de ces dernières années, dans le domaine automobile. « L’import des véhicules d’occasion venant de Chine coûte moins cher que l’import en provenance des Etats-Unis ou de l’Europe. C’est comme ça qu’aujourd’hui, les véhicules sont achetés en Chine, sont acheminés sur le port de Mombasa en Tanzanie, transitent par l’Ouganda, entrent en RDC à travers les postes frontaliers de l’Ituri et du Nord-Kivu, passent par Kisangani où ils sont mis sur le fleuve Congo avant d’arriver à Kinshasa ». C’est par ce canal que les mini-bus communément appelés « ketch » ont inondé la capitale Kinshasa où ils jouent un rôle crucial dans le transport en commun.

Autant dire que le commerce transfrontalier, sans être d’un équilibre parfait, fait les affaires des deux parties. « Malgré cette perte en échange, la RDC pourra accroître ses exploitations des produits bruts, à savoir les bois précieux, le thé, la papaïne, le café, le cacao, les bananes plantains, l’huile de palme et les produits cosmétiques », admet Kasereka Mulimaposo. Et même si la RDC exporte principalement des matières premières en direction de son voisin, le président de la FEC dans l’Ituri, Dhekana Buchu souligne que cela est un problème interne au Congo qui n’entache pas ce projet. « C’est une faiblesse pour notre pays parce qu’on exporte seulement les matières premières mais tant qu’on n’a pas les usines pour transformer les produits ici, on va continuer à exporter des produits bruts et puis on risque de nous revendre le même bois déjà fini, à un prix très élevé. Mais, c’est notre pays qui doit veiller sur cet équilibre, organiser notre économie », a-t-il tranché.

Intégration régionale : opportunités et défis

Même si la RDC est membre des organisations comme la Communauté des Etats d’Afrique Centrale, l’économie du pays est plus tournée vers l’Afrique australe et de l’est. En témoigne son entrée en 2015 au COMESA, le Marché Commun de l’Afrique Orientale et Australe. Selon Dignité Bwiza-Visser, à travers la mise en place des infrastructures comme les routes transfrontalières, cette intégration pourrait se concrétiser davantage. « Rappelons que les douanes de Nebbi, de Goli, de Dorogo, Kasindi et de Bunagana qui sont toutes frontalières de l’Ouganda et par lesquelles les routes indiquées passeront donnent accès à la zone dite des Etats de l’Est. La langue dans la zone est l’anglais et les us et coutumes sont différents de ceux de la RDC qui a des habitudes francophones », a-t-elle dit.

Avant d’apporter une nuance qui a son sens. « Cette différence peut être une opportunité pour la RDC d’écouler des produits qui sont particuliers à la RDC et qui sont prisés dans la zone des Etats de l’Afrique de l’Est. C’est le cas des pagnes. Les pagnes congolais sont très bien vendus en Ouganda et dans la zone, le cas du café organique. La RDC produit à ce jour un café naturel, bio comme on dit comparé à l’Ouganda dont les sols sont imbibés d’engrais chimiques, c’est le cas du poisson salé et bien d’autres produits qui sont spécifiquement congolais et qui sont prisés sur le marché des Etats de l’Afrique de l’est ».

Dans la configuration actuelle, les échanges avec des économies plutôt solides de la région n’est pas d’une grande assurance pour beaucoup d’observateurs congolais. Ils craignent que les produits étrangers ne viennent freiner l’élan, encore modeste, d’industrialisation de la RDC. Le gouvernement et le patronat congolais sont déjà partagés sur l’adhésion à la Zone de Libre-Echange perçue par ce dernier comme un coup de grâce à l’industrie locale, incapable de résister à la compétition des firmes dont la production est très abondante.

Et pour certains, les routes entre l’est de la RDC et l’Ouganda paraissent comme un schéma similaire. « Pour les grands commerçants, la route va leur faciliter des livraisons rapides des marchandises. Pour les paysans, qui n’accèdent pas à leurs champs, la route ne changera presque rien, plutôt, cette route risque d’augmenter la dépendance des congolais frontaliers à l’Ouganda. Ce qui n’est du tout pas intéressant au niveau économique », met en garde Kasereka Mulimaposo, diplômé d’Etudes Supérieures en Economie Publique et de Développement à l’Université de Kisangani. Et il n’est pas seul à nourrir cette préoccupation. « Sans protection économique ni accompagnement spécifique ou allègement fiscal, les produits fabriqués en Ituri coûteront plus cher que ceux importés et le consommateur, lui ne voit que ce qui est abordable pour sa poche », ajoute Dignité Bwiza-Visser.

Même si elle a remarqué pour la RDC la possibilité d’entrer sur le marché de l’East African Community, elle admet, réaliste, que sur le terrain, les obstacles sont encore légion. « Nos produits ne respectent pas les normes ISO applicables dans la zone d’Etats d’Afrique de l’est. Il y a de nombreuses usines en Ituri et dans le Grand Nord-Kivu qui produisent essentiellement des boissons sucrées, alcoolisées, énergisantes, des youghourts, des tomates en boîte mais qui n’ont pas une certification ISO pourtant un élément important pour l’export ou l’introduction d’un produit congolais sur le marché ougandais et sur les marchés de la zone », relève-t-elle.

Réponse au chômage et à l’insécurité

« Je sais que c'est un projet qui, lorsqu'il se réalisera, va accroître non seulement les échanges entre nos deux pays mais également les activités économiques, qui dit activités économiques et également lutter contre l'insécurité », a notamment déclaré Félix Tshisekedi le jour du lancement des travaux. En invoquant la lutte contre l’insécurité, le président congolais a touché au sujet des suspens pour les populations de l’est du pays. Parce qu’ici, ce qui ne concourt pas à ramener la paix n’a aucune valeur. « A mon avis, la construction des routes au Nord-Kivu n’est pas la priorité de la population. Je pense que l’essentiel pour le moment reste la sécurisation des peuples congolais et leurs biens ; puis l’on pourra arriver à la construction des routes ou l’électricité », réclame Kasereka Mulimaposo. Contrairement à l’universitaire, le président de la FEC, dans l’Ituri choisit d’être positif. « Ça va diminuer aussi l’insécurité parce que quand il y a une bonne route, il y a lieu d’aller à une grande vitesse. Très souvent les groupes armés profitent de là où il y a des ralentis, là où on doit passer nuit pour escale, ils profitent pour terroriser les acteurs économiques », espère Dekhana Buchu, qui est aussi un des grands transporteurs du circuit alors que Dignité Bwiza-Visser appelle à tourner définitivement la page des tueries dans la région. « Toujours est-il que la question de la pacification doit être approfondie pour que cette fois-ci soit la bonne ; pour que les conflits en Ituri et dans le Grand Nord-Kivu soient résolus une fois pour toutes essentiellement avec la participation des communautés locales ».

Concerner les communautés locales, c’est créer de l’emploi ou des sources de revenus pour les jeunes afin de priver les groupes armés de leur main d’œuvre. Dhekana Buchu est sans équivoque à ce propos : « les groupes armés, c’est une conséquence du chômage. Donc, quand il y aura une bonne route, une partie de la jeunesse peut se mettre à cultiver et puis il y aura facilité à évacuer leurs produits, les vendre et devenir des commerçants facilement ».

Très optimiste, il est déjà tourné vers des objectifs de développement en considérant que les routes valent pour les échanges et la sécurité. « Je pense avec ça le développement va venir de soi-même. Il y a des opérateurs économiques qui savent se débrouiller, donc de bons travailleurs. Aujourd’hui malgré l’insécurité, il y a des chantiers immobiliers des particuliers à Bunia, signe que la population ici est courageuse ». Mais dans le schéma actuel où les terroristes ADF occupent et exploitent les champs laissés par les habitants qui ont fui leurs atrocités, le chercheur de l’Université de Kisangani, dans la Province Orientale n’est pas encore persuadé par la démarche. « Aujourd’hui, les congolais ne voient pas l’importance de la route Butembo-Kasindi via Beni ; car, les rebelles sont les mieux favorisés ou sont les plus gagnants en exploitant les produits agricoles et issus de la forêt car ils sont les seuls exploitants après avoir chassé les paisibles populations », souligne, radical, Kasereka Mulimaposo.

Dans une région où les communautés sont traumatisées par des décennies de guerre, une telle méfiance s’explique. Les voix s’accordent sur le binôme sécurité-économie. Reste à savoir à quel point les infrastructures routières favoriseront les interventions militaires contre les groupes armés et les chiffres de l’économie des ménages comme cela est espéré par les présidents Yoweri Museveni et Félix Tshisekedi.

Maghene Deba, Kinshasa - Oeil d'Afrique



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