Les enquêtes d’Oeil d’Afrique
Ils font la pluie et le beau temps sur les réseaux sociaux et ne sont pourtant pas météorologues. Se développant de façon conséquente sur le continent africain, le phénomène des « influenceurs » des réseaux sociaux révèle de nouvelles façons de séduire l’opinion, l’exalter et exercer un pouvoir de recommandation fort, tout en sublimant un continent africain longtemps soumis aux clichés. Comment peut-on l’expliquer?
On les nomme leaders d’opinions, influenceurs, ambassadeurs, ou personnes à suivre… Mais, qui sont véritablement ces personnalités africaines qui s’élèvent sur les médias sociaux et qui grâce aux outils numériques deviennent de véritables figures de références en matière de consommation, d’opinions et/ou d’engagement ? Parfois anonymes, ou utilisant les réseaux sociaux comme applications récréatives, ces nouveaux leaders du digital donnent le « la » à leurs abonnés, grâce à une maîtrise des codes de communication digitale, alliant esthétique, panache et authenticité.
Apprendre à se vendre
Mode, beauté, business, technologies, sport, médias… Pas besoin de changer de chaines sur Instagram pour trouver ce qui nous intéresse. On explore. Il suffit de passer d’un profil à un autre, puis d’une recommandation à une autre. Nourri par l’intérêt de ce que l’on pourrait éventuellement trouver d’insolite, de divertissant ou de curieux, tout est simple alors : On like si cela plaît, se désabonne si cela ne nous intéresse plus, et l’on choisi le contenu qui nous convient. Pas d’engagement requis, juste beaucoup d’attention et du temps à perdre ou à gagner. Qu’est-ce qui suscite pour autant le regard et qu’est-ce qui captive le temps sur un profil plutôt que sur un autre? Le message ou son esthétique ?
L’ivoirienne Marie-Cécilia Lokrou, nous l’explique. Cette influenceuse dans le domaine de la santé sur Facebook et Instagram essaie de « sensibiliser sa communauté sur des thématiques liées à la santé » depuis plus d'un an. Sous fond de publications roses saumon bien ordonnées, la docteure en pharmacie et spécialiste en marketing des industries pharmaceutiques publie quotidiennement sur Instagram et instruit ses quelques dix milles abonnés sur des sujets allant de l’incontinence urinaire, aux aliments à éviter en cas d’ulcère. Vulgarisant ainsi des notions scientifiques bien trop alambiquées pour être popularisées, la jeune femme utilise un langage simple, accueillant et facile d’accès afin de pouvoir fédérer sa communauté.
En faisant usage des réseaux sociaux d’après elle « en moyenne une à trois fois par jours pour Instagram et une fois pour Facebook » Marie-Cécilia cultive ce lien avec sa communauté, en donnant un aspect divertissant à toutes ses connaissances. Entre deux publications d’informations scientifiques, sont diffusées par-ci, par-là quelques photos de la docteure en voyage, ou en activité. Un contenu coloré et dynamisant qu’elle partage avec ses abonnées qu’elle appelle ses « health lovers » - littéralement traduit par amoureux de la santé-.
Marie-Cécilia Lokrou fait partie des « influenceurs digitaux» africains, ces personnes qui utilisent les réseaux sociaux afin de diffuser un contenu qui attire l’attention, et qui de facto se créent de nouvelles opportunités sur et hors du continent. En fonction du contenu qu’ils produisent, ces acteurs parviennent à fédérer une forte communauté autour d’eux, et influencent d’une façon ou d’une autre cette dernière, en allant parfois jusqu’à la modification de modes de consommation.
Créant une notion de proximité avec ses abonnés, Marie-Cécilia peut se permettre de prendre position sur des questions médicales et ainsi d’éveiller les personnes qui la suivent sur les questions qu’elle souhaite. Avantage ou inconvénient, cette individualisation de son rôle de pharmacienne implique d’après elle une forme de responsabilité éthique : « Je pense que c’est l’occasion de rappeler que même si internet a connu une forte évolution, cela ne peut en aucun cas remplacer une consultation chez le médecin ou une visite chez le pharmacien », explique t-elle sur un de ses posts. La docteure prend ainsi l’habitude de « réorienter » tous ceux qui lui écrivent pour des problèmes de santé vers une consultation chez le spécialiste concerné, « car je reste convaincue que les meilleures consultations se font en face to face », déclare t-elle.
Influenceur ou leaders d’opinion : ça colle pour qui ?
« Vous savez, j’ai encore du mal avec cette étiquette d’influencer, on me la colle souvent », nous confie Blé Pockpa. À tout juste vingt-six ans, ce jeune ivoirien cumule mille et unes casquettes. À la fois blogueur mode, créateur de contenu sur les réseaux sociaux, community manager, et entrepreneur avec sa propre marque de chaussures « Maison Oloro », il est difficile de ranger le jeune créatif dans une case. Certainement pas dans celle d’influençeur fait-il comprendre, et cela même si celui-ci considère que les réseaux sociaux représentent une aubaine en terme d’opportunités et « sont une arme média redoutable » explique t-il avant d’ajouter qu’il « essaie de prendre une part du gâteau pour faire quelque chose de bien. J’ai tendance à partager du contenu informatif à ma communauté, c’est important pour moi de le faire ». Il y a d’après lui beaucoup de catégories que l’on met dans la même boîte : « créateur de contenu, youtubeur, mannequin Instagram, blogueur… toutes ces personnes ne sont pas forcément des influenceurs ».
Blé Pockpa cumule plus de 5000 abonnés sur Instagram, et 1500 sur Twitter, et remet en question la figure de l’influence digitale. Selon lui, l’influenceur est un assemblage de plusieurs facteurs, et la quantité d’images peut facilement mettre en avant un aspect très illusoire de ces outils numériques : « On est aujourd’hui à l’ère de ce que j’appelle l’image Porn. Il y a assez de revers. On peut construire une réputation totalement calculée et fausse sur les réseaux sociaux et réussir. Vendre un produit dégueulasse sur Instagram grâce à son super branding… et une bonne stratégie ».
Jessica Brou, créatrice du podcast Conversation Privée, partage l’avis de Blé. Depuis un an, l’ivoirienne a lancé son émission audio « qui permet d’apprendre, de découvrir et devenir meilleur par l’écoute » sur les plateformes de streaming audios. En consultant et mettant en lumière différents profils qui développent des projets en Afrique francophone à travers son podcast, Jessica est nécessairement active sur les réseaux sociaux mais suit « surtout des personnes authentiques, sincères, qui n'en dépendent pas et exercent un pouvoir de recommandation fort » explique t-elle.
Sur l’aspect illusoire de l’image des réseaux, la jeune femme observe cela avec recul : « Il suffit de se balader à Abidjan. Il y a un aspect très instrumental à tout ça. Aujourd’hui il devient préférable de prendre une photo et de la poster que de vivre un moment. Les gens pensent que tout ce qui se trouve sur les réseaux est forcément vrai. Il y a un recul critique à avoir, et c’est une question qu'il faut résoudre ».
Ainsi, comment construit-on une communauté en restant ancré dans le réel? Blé Pockpa répond en prenant l’exemple de la figure féminine locale Maureen Ayité, créatrice franco-béninoise de la maison de vêtements Nanawax, très présente sur Instagram : « Selon moi, elle incarne la définition de l’influenceur, car sa communauté est très engagée et elle arrive à avoir un ascendant sur les personnes qui la suivent. Qu’est-ce qui la démarque? Son contenu ? Son histoire ? Son capital sympathie ? Sa personnalité ? Toutes ces choses la rendent convaincante et il y’a un lien particulier entre elle et ses abonnés. Pourtant, elle ne se considère pas comme une influenceuse ». Tout devient ainsi question de légitimité selon le jeune homme qui explique utiliser les réseaux sociaux « comme il respire, car il est difficile de travailler dessus, et faire sans ».
Des interrogations subsistent alors sur la terminologie. Le créateur de contenu génère une audience mais n’est pas pour autant influenceur, quant au leader d’opinion, celui-ci influence un réseau, mais n’aurait pas nécessairement pour objectif premier de le faire.
Tout semble ainsi dépendre de la relation créée avec la communauté digitale et l'engagement que l'on suscite. L’un dans l’autre, il devient ainsi facile de se perdre en tant qu’audience. Pour cela, rien de tel que de revenir à quelques notions de communication.
Dans son ouvrage The People’s Choice, qu’il développe en 1944, le sociologue américain Paul Lazarsfeld établit une perception du concept de leader d’opinion, considérée comme une référence en sciences humaines et politiques.
Le chercheur analyse les effets des médias sur la société, et arrive au constat que les détenteurs du pouvoir que sont les leaders d’opinion ont pour caractéristiques de ne pas être différents de ceux qu’ils influencent, et ne se distinguent que par le fait d’avoir une « sociabilité plus importante et d’avantage de contacts avec le monde extérieur à leur cercle, en particulier à travers les medias ».
Les leaders d’opinion, ne font donc pas nécessairement partie de l'entourage direct de l’individu, mais permettrait par le biais des réseaux sociaux d’exercer une influence quotidienne, par une transmission d’information régulière. Le format des applications numériques, offre ainsi à tout abonné de créer une proximité avec la personne influente en question.
Être instagrammable en Afrique, est-ce que ça paye?
Avec l’émergence des réseaux sociaux, de nombreuses entreprises se sont lancées dans le marketing dit d’influence. Cette méthode consiste à regrouper l’ensemble des techniques qui tendent à user de la force de recommandation de prescripteurs, d’ambassadeurs de marque ou encore de leaders d’opinion afin de faire valoir leur produits.
La présence de ces entreprises est de plus en plus courante, au même titre que les médias classiques. Les avantages ne peuvent être ignorés : la publicité par le biais des réseaux sociaux représente un coût moindre, avec un retour sur investissement intéressant en fonction de la cible que les entreprises visent.
Ce marketing digital a pris de plus en plus d’ampleur en Afrique, et les influenceurs sont ainsi nombreux : « Je pense que le métier d’influenceur commence à prendre de plus en plus d’ampleur dans la société africaine. C’est devenu pour certains influenceurs un métier à parts entières. Cela se voit clairement aussi au niveau de certaines marques, pour qui le marketing d’influence commence à devenir plus qu’une habitude. Ces marques en quête de visibilité sur le web préfèrent allouer le plus souvent un budget sur des influenceurs plutôt que sur des publicités télé, car en fonction des habitudes de consommation de la communauté de l’influenceur, il est beaucoup plus simple d’atteindre une cible précise et d’obtenir un engagement », explique Marie-Cécilia Lokrou.
Selon Jessica Brou, le réseau d’influenceur et le marketing d’influence permettent de donner une image de l’Afrique moins misérabiliste que celle longtemps véhiculée dans les médias classiques : « Aujourd’hui, on retrouve des comptes comme ceux de Visiter l’Afrique, ou Ivorian Nomad, qui montrent une autre image de ce qu’est l’Afrique. Aujourd’hui tout le monde a un téléphone, et peut montrer ce qu’il veut », explique t-elle.
Dans l’article Le marketing en Afrique : L'état des lieux, le journaliste Thomas Loisel expose l’augmentation exponentielle des dépenses liées au marketing digital. En 2017, l’étude Alliance for Affordable Internet (A4AI) d’Econsultancy, expliquait que celles-ci avaient augmenté de +56% sur les réseaux sociaux, et de +55% sur le contenu marketing.
D’après Blé Pockpa, ce potentiel reste encore mal exploité en Afrique francophone : « Je connais de nombreux influenceurs en Côte d’Ivoire comme Kayvon ou encore Sarai d’Hologne qui créent un contenu engageant mais qui sont malheureusement du mauvais côté de la carte parce que le marché de l’influence n’est pas estimé à sa juste valeur. Les marques voient le potentiel de ces influenceurs mais n’arrivent pas à payer ce qu’ils valent vraiment ». Le continent africain se présente toutefois comme un terrain d’opportunités pour ces influenceurs qui se mettent à entreprendre de manière systématique.
« Regardez ce que Sarah Diouf a pu entreprendre grâce à Internet ? » nous demande Blé Pockpa, en faisant référence à la sénégalaise pour sa création de son magazine digital, et de sa marque Tongoro, essentiellement vendu en ligne et promue grâce à un marketing d’influence sur Instagram. Le jeune créateur nous parle aussi de la designeuse Lafalaise Dion, surnommée « reine des cauries », qui a « aussi débuté sa carrière d’artiste et de créatrice sur Instagram, Aujourd’hui ses pièces sont vendues aux quatre coins du monde. » explique t-il en s’excusant de faire du name-dropping -autrement dit, de ne faire allusion qu’à des gens connus-, avant d'ajouter « Internet donne un large choix de possibilités. Ça peut vous permettre de briller, de percer et d'avoir de l’argent. Beaucoup. »
Aurelie Kouman, Oeil d'Afrique
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