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Côte d’Ivoire – Amagou W. Zahui : « La paix n’est pas une option, c’est l’investissement le plus rentable pour l’Afrique »
Le bruit des armes et l'instabilité chronique coûtent chaque année des dizaines de milliers de vies, provoquent le déplacement de près de 35 millions de personnes et font perdre plus de 600 milliards de dollars à l'Afrique subsaharienne. Face à cette "hémorragie économique et humaine", un mouvement citoyen et interreligieux inédit voit le jour en Côte d'Ivoire : Objectif Paix en Afrique (OPA). Il propose de troquer le langage des armes pour celui de la "diplomatie spirituelle" et de faire de la paix le premier moteur du développement. Oeil d'Afrique a rencontré son initiateur, le Pasteur Amagou W. Zahui. Un entretien de fond pour comprendre la vision, la mécanique et les défis d'une initiative qui veut redonner la parole au dialogue et transformer le continent.
Oeil d'Afrique : Pasteur Zahui, au-delà de la figure publique, pouvez-vous nous raconter le déclic personnel, l'événement qui a transformé la conscience d'un homme de foi en cet ambitieux projet continental ?
« Le déclic n'est pas un seul événement, c'est plutôt une prise de conscience progressive, une image qui s'est imposée à moi. Récemment encore, alors que nous menions une action caritative à Abidjan et à l’intérieur du pays, je voyais ces ponts magnifiques, ces routes qui s'étendent, ces jeunes qui entreprennent... J'ai ressenti une immense fierté. Une fierté pour notre pays, la Côte d'Ivoire, qui se bâtit et avance. Et puis, immédiatement, une pensée m'a saisi : "Tout cela est si fragile".
Ce n'est pas de la peur, c'est de la responsabilité. J'ai vu le visage d'une mère vendant au marché pour envoyer ses enfants à l'école, et j'ai pensé : une seule étincelle de violence, et son commerce est anéanti. J'ai vu un jeune développeur informatique, et je me suis dit : une seule crise, et ses rêves d'avenir sont suspendus.
Le déclic, c'est ça : comprendre que chaque point de croissance, chaque brique posée, chaque diplôme obtenu peut être balayé en un instant si nous ne protégeons pas notre bien le plus précieux : la paix. J'ai pris conscience que ma foi ne pouvait pas rester entre les quatre murs d'une église. Elle doit être une force agissante pour préserver la dignité et l'avenir de chaque femme et de chaque homme de ce continent. »
Oeil d'Afrique : Votre engagement est profondément ancré dans la foi. Comment ce parcours spirituel personnel vous permet-il de porter un message de paix universel, qui cherche à rassembler au-delà de votre propre communauté ?
« Pour moi, la foi n'est pas une forteresse où l'on s'enferme, mais un pont que l'on construit vers l'autre. Mon histoire personnelle est la preuve que Dieu écrit droit avec des lignes que les hommes croient courbes.
Voyez-vous, je suis né de parents catholiques. Mon père, lui-même catholique, a été élevé dans la maison d'un grand Cheikh musulman, qu'il considérait comme son propre père. C'est dans cette maison qu'il a appris que le respect de l'autre n'enlève rien à sa propre foi, au contraire, il l'enrichit.
Plus tard, quand j'ai répondu à mon appel et que je suis devenu pasteur évangélique, qui m'a aidé à établir ma toute première église ? Un ami et frère musulman. Il n'a pas vu un chrétien, il a vu un homme qui voulait servir sa communauté.
Aujourd'hui, à mon tour, je porte le projet de construire une mosquée. Pourquoi ? Parce que je suis convaincu que lorsque nous aidons notre frère à prier, nous ne trahissons pas notre Dieu, nous honorons le Dieu de paix et d'amour. Mon parcours m'a appris que la véritable spiritualité se mesure à notre capacité à voir le divin dans le visage de celui qui ne nous ressemble pas. C'est ce « vivre ensemble » qui permet à chacun de s'accomplir, et c'est le cœur de notre message. »
La "Diplomatie Spirituelle" : un nouveau levier pour le continent
Oeil d'Afrique : Concrètement, comment le dialogue entre un pasteur, un prêtre et un imam peut-il peser sur des tensions foncières ou politiques ? Et n'y a-t-il pas un risque, en chiffrant le "dividende de la paix" à 614 milliards de dollars, de perdre de vue que la valeur première de la paix, c'est d'abord la vie humaine ?
« Vous posez une question essentielle. Et vous avez raison : une vie humaine n'a pas de prix. Jamais. Mais quand je parle de 614 milliards de dollars, je ne vois pas un chiffre. Je vois des vies.
Ce chiffre, c'est le coût de l'absence de paix. Pour moi, 614 milliards, ce sont les hôpitaux que nous n'avons pas pu construire. Ce sont les médicaments qui manquent à une mère pour soigner son enfant. Ce sont les écoles sans livres, les jeunes sans formation, les routes qui ne relient pas les villages. Ce chiffre n'est pas économique, il est profondément humain. Il représente le poids de la souffrance et du potentiel gâché.
Alors, comment notre dialogue peut-il peser ? Lorsque des tensions éclatent, il y a souvent deux types de paix qui s'affrontent. La "paix des dirigeants", qui dure tant qu'ils sont au pouvoir, et la "paix des opposants", qui ne viendra que lorsqu'ils prendront le pouvoir. Ces deux paix sont fragiles et exclusives.
Nous, nous proposons une troisième voie : la "paix du peuple". Une paix qui vient du bas. Quand un imam, un prêtre et un pasteur se rendent ensemble dans un village et disent : "Votre voisin n'est pas votre ennemi. Le vrai combat, c'est celui pour l'éducation de nos enfants, pour l'accès à l'eau potable", nous changeons la nature du débat. Nous ne parlons plus de pouvoir, mais de dignité. Nous rappelons que nous partageons la même humanité. Et cette paix-là, la paix du peuple, est la seule qui permet à chacun de se relever et de libérer l'autre du poids de la haine. C'est la seule qui soit un véritable investissement. »
Oeil d'Afrique : Vous lancez ce mouvement depuis la Côte d'Ivoire, un "laboratoire de résilience" mais aussi un pays où les équilibres restent fragiles. En quoi ce contexte est-il une force plutôt qu'une faiblesse pour votre projet ?
« C'est une force immense, et non une faiblesse. Imaginez un homme qui a survécu à une grave maladie. Il ne prend plus sa santé pour acquise. Il connaît la valeur de chaque jour et devient le meilleur ambassadeur de la prévention. La Côte d'Ivoire, c'est cet homme. Nos cicatrices nous rappellent constamment le prix de la division et la valeur inestimable de la paix. »
Action et Prévention : OPA face au défi électoral de 2025
Oeil d'Afrique : Très concrètement, quel sera le plan d'action d'OPA dans les mois à venir en Côte d'Ivoire ? À l'approche de ces échéances, comment comptez-vous traduire votre "diplomatie spirituelle" en actions préventives sur le terrain pour apaiser les esprits et prévenir les violences ?
« Notre action n'est pas dans les grands discours, elle est sur le terrain, au plus près des gens. À l'approche des échéances de 2025, notre mot d'ordre est "prévention". Nous ne voulons pas être des pompiers, mais des jardiniers qui cultivent la paix.
Concrètement, notre plan repose sur trois axes. Premièrement, l'éducation. Nous allons lancer des caravanes de la paix dans les quartiers et les villages. Le but ? Libérer la parole, désamorcer les tensions par le dialogue et le pardon.
Deuxièmement, la veille citoyenne. Nous allons former un réseau de "veilleurs de paix" dans tout le pays. Des citoyens volontaires, de toutes confessions, qui seront nos yeux et nos oreilles. Ils seront formés à identifier les rumeurs, les tensions naissantes et à organiser des médiations locales avant que les choses ne s'enveniment.
Troisièmement, l'action symbolique forte. Nous organiserons des actions interreligieuses pour l'unité nationale. Montrer que les leaders spirituels sont unis envoie un message puissant : notre fraternité humaine ne doit jamais être brisée. Notre rôle est de créer un climat apaisé où chaque citoyen pourra faire son choix librement et dans le respect. Nous voulons que la voix de la raison et de l'humanité puisse se faire entendre. »
Clarifier pour rassembler
Oeil d'Afrique : Votre démarche interreligieuse est un message puissant. Comment OPA compte-t-il s'adresser à ceux qui, au vu de l'histoire, restent parfois sceptiques sur le rôle de la religion, pour transformer cette méfiance en adhésion ?
« Je comprends parfaitement ce scepticisme. Il est légitime. L'histoire nous a montré que le nom de Dieu a parfois été utilisé pour justifier le pire. C'est pourquoi nous devons être très clairs.
OPA ne fait pas la promotion d'une religion. Nous faisons la promotion de la dignité humaine. Notre dialogue n'est pas théologique, il est centré sur les valeurs que nous partageons tous, croyants comme non-croyants : le respect de la vie, le développement, la compassion.
À ceux qui sont sceptiques, je ne demande pas de nous croire sur parole. Je leur dis : "Jugez-nous sur nos actes".
Nous ne cherchons à convertir personne à une religion, mais à rallier tout le monde à la cause de la paix. L'action concrète et désintéressée au service de la communauté est le seul langage qui peut transformer la méfiance en confiance, et la confiance en adhésion. »
Oeil d'Afrique : Une initiative citoyenne de cette ampleur interagit nécessairement avec la sphère politique. Comment OPA définit-il son rôle de partenaire indépendant mais constructif des pouvoirs publics, pour garantir que le message de paix reste au-dessus de tout clivage ?
« Notre position est claire : nous sommes des partenaires de tous les artisans de paix, et nous ne sommes l'adversaire de personne. Nous ne sommes ni du pouvoir, ni de l'opposition. Nous sommes du côté du peuple.
Notre indépendance est notre plus grande force. Elle nous permet de parler à tout le monde avec la même sincérité. Nous reconnaissons et saluons les efforts de développement et de stabilisation menés par les autorités. Construire des ponts, des écoles, c'est œuvrer pour la paix, et nous devons tout faire pour préserver ces acquis.
Notre rôle est d'être des facilitateurs. L'État construit les infrastructures physiques, nous aidons à construire "l'infrastructure du cœur" : la confiance, la cohésion sociale, la fraternité. Nous ne sommes pas dans la critique, mais dans la contribution. Notre seul parti, c'est la Côte d'Ivoire. Notre seule ambition, c'est la dignité de chaque Ivoirien. »
Œil d'Afrique : Votre ambition est panafricaine, ce qui est une source d'espoir. Comment envisagez-vous d'adapter l'approche d'OPA aux réalités culturelles et aux dynamiques de crises si différentes d'une région à l'autre, pour que l'initiative reste pertinente et efficace partout sur le continent ?
« Notre vision est panafricaine, mais notre méthode est locale. Nous ne prétendons pas arriver avec un modèle "prêt-à-porter" de la paix. Ce serait arrogant et inefficace. Le principe est universel : la dignité humaine par le dialogue. Mais son application doit être cousue main, avec le tissu culturel et social de chaque région.
Notre approche, c'est "l'essaimage humble". Quand nous irons au Mali, au Cameroun ou en RDC, la première chose que nous ferons ne sera pas de parler, mais d'écouter. Nous identifierons les leaders communautaires et religieux locaux qui ont déjà la confiance du peuple. Nous travaillerons avec eux pour comprendre les racines profondes des tensions.
Ensuite, nous co-créerons une branche locale d'OPA avec eux. Ce sont eux les pilotes. Nous leur apportons notre expérience, notre réseau, notre méthodologie de "diplomatie spirituelle", mais ce sont eux qui l'adapteront à leurs réalités. La paix ne s'importe pas, elle germe de l'intérieur. OPA a vocation à être une franchise de la paix, où chaque pays développe sa propre saveur, en gardant l'ingrédient essentiel : la fraternité. »
L'avenir en ligne de mire
Œil d'Afrique : Pour conclure, projetons-nous. Dans cinq ans, à quoi mesurerez-vous le succès d'Objectif Paix en Afrique ?
« Dans cinq ans, le succès d'OPA ne se mesurera pas au nombre de communiqués que nous aurons publiés, mais à des indicateurs de vie très concrets.
Le succès se mesurera aux histoires humaines. À ce jeune qui nous dira : "Grâce à votre caravane, j'ai renoncé à la violence". À ce village où un conflit foncier aura été réglé par l'imam et le curé main dans la main. Dans cinq ans, notre plus grande fierté sera d'avoir un "livre blanc" non pas de nos actions, mais des victoires de la paix remportées par les citoyens eux-mêmes, dans au moins cinq autres pays du continent. »
Œil d'Afrique : Enfin, quel message souhaitez-vous adresser à ce jeune Africain, passionné par son continent mais découragé, qui se demande ce qu'il peut faire, à son échelle, pour la paix ?
« À ce jeune, mon frère, ma sœur, je veux d'abord dire : je te comprends. Face à l'ampleur des défis, le découragement est un sentiment humain. Mais je veux te dire aussi : ne te trompe pas de combat. Le plus grand danger pour l'Afrique n'est pas la guerre, c'est le cynisme de ses enfants les plus brillants.
La paix, c'est une somme de millions de petits actes courageux. Et tu as un rôle immense à jouer. Ne cherche pas à faire de grandes choses, fais de petites choses avec un grand amour.
Concrètement ? La prochaine fois que tu vois une rumeur haineuse sur WhatsApp, ne la partage pas. Au contraire, écris en dessous : "Source ? Soyons prudents". Voilà un acte de paix. La prochaine fois que tu parles avec un ami, intéresse-toi à ce voisin d'une autre ethnie ou religion que tu ignores. Va boire un verre avec lui, écoute son histoire. Voilà un acte de paix. Tu es musicien ? Chante l'unité. Tu es informaticien ? Crée une plateforme de dialogue.
Ne cherche pas à être le héros qui sauvera l'Afrique. Contente-toi d'être une "cellule de paix". Si des millions de cellules de paix comme toi s'activent, le corps tout entier de notre continent se portera mieux. Ta passion est notre pétrole. Ne la laisse pas s'évaporer dans le découragement. Transforme-la en action. C'est ton héritage. »
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