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Reed Brody : «La justice internationale opère à géométrie variable»
De New York où l’avocat Reed Brody qui a accordé un entretien exclusif à Œil D’Afrique estime que l’ancien président Yahya Jammeh dont le nom a été plusieurs fois cité dans les auditions des témoins devant la Commission vérité, réconciliation et réparation devrait être livré à une justice régionale pour y être jugé. L’avocat de Human Wrights Watch a aussi parlé du retard des indemnités des victimes de l’ancien chef d’Etat tchadien, et d’auteurs d’autres crimes que la justice internationale peine à punir.
Œil d’Afrique: En Gambie, la Commission vérité, réconciliation et réparation (TRRC, sigle en anglais) a fini ses auditions. De tous les témoignages faits devant la commission, le nom de l''ancien président Yahya Jammeh a été constamment cité. Vous en tant qu'avocat de Human Wrights Rights Watch, défenseur des droits humains, imaginez-vous que Jammeh pourrait se présenter devant un tribunal pour y être jugé sur les accusations faites contre lui ? Entretien.
Reed BRODY : Oui, bien sur! Comme vous dites, des témoins directs ont impliqué Yahya Jammeh dans des meurtres, des actes de torture, des viols et d’autres crimes terribles. Il faudrait maintenant qu’il soit poursuivi, comme vient de le réclamer Essa Faal, Conseiller juridique principal du TRRC pendant la dernière audience. Il existe pour cela plusieurs pistes. Au nombre des propositions faites en Gambie à cet égard figure la création d’un tribunal «hybride» formé de personnels gambiens et internationaux, un peu comme les Chambres Africaines Extraordinaires qui ont jugé Hissène Habré à Dakar, mais en collaboration cette fois avec la CEDEAO. Ce serait une reconnaissance du fait que presque tous les pays de la sous-région ont perdu des citoyens aux mains de Jammeh.
Le Ghana en a perdu 44, le Nigeria 9. Même le Sénégal en a perdu plusieurs, comme Mamadou Korka Diallo, Ismaïla Lakhoune et Pape Diouf, les trois pauvres migrants qui voulaient partir en Europe mais qui ont été froidement assassinés en 2005 par les «Junglers», l’escadron de la mort sur l’ordre de Jammeh, avec 56 autres migrants ouest-africains et enterrés dans des puits en Casamance à proximité de Kanilai, le village natal de Jammeh en Gambie. Car Jammeh utilisait la Casamance comme son cimetière personnel: les migrants, les membres de sa famille, des soldats accusés d’un coup d’Etat, sont tous enterrés dans des puits en Casamance à proximité de Kanilai, le village natal de Jammeh en Gambie.
Je crois que si la Gambie, le Sénégal, le Ghana, Le Nigeria y les autres pays qui sont concernés demandaient le jugement de Jammeh, le Guinée équatoriale, ou Jammeh vit en exil depuis son départ de Gambie, serait bien obligé de le livrer à une justice régionale. Mais si la Gambie n'a pas la volonté ou se trouve dans l'incapacité de mener véritablement à bien les poursuites et qu’une justice africaine ne peut pas être mis en place, il y a toujours la Cour pénale internationale. Le nouveau procureur de la CPI, Karim Khan, vient sur Twitter de signaler son accord avec Essa Faal, Conseiller juridique du TRRC, que «justice doit être faite» après les révélations du TRRC.
Les victimes de l'ancien président du Tchad, Hissène Habré courent toujours derrière leurs indemnisations. Qu'est-ce qui bloque, selon vous ? Manque de volonté du Sénégal, du Tchad ou de l'Union africaine ?
Effectivement, c’est une question de volonté politique. L’Union africaine, qui avait tant œuvré pour créer ce tribunal, n’a même pas mis en place le Fonds au profit des victimes prévu par le verdict afin de récupérer les avoirs de Habré et de solliciter des contributions. Le gouvernement tchadien, chargé par son propre tribunal d’ériger des monuments à la mémoire des victimes et d’indemniser leurs familles, leur a également tourné le dos. Et Habré lui-même ne s’est jamais expliqué sur les dizaines de millions de dollars qu’il a volés au Trésor tchadien.
Toutes les semaines, les victimes battent le pavé. Elles dorment dans le local de l’Association des victimes pour se réveiller le matin et aller faire des manifestations. Ce sont des héros. Imaginez que c’est grâce à leur action que deux choses historiques ont été faites. Un dictateur a été jugé. C’est la première fois dans l’histoire que les victimes s’organisent et font juger un dictateur dans un pays, autre que le sien. Le procès au Tchad est tout aussi historique. Que vingt-et-un agents de l’ancien gouvernement soient condamnés pour torture et assassinat, cela n’arrive pas tous les jours, dans des pays comme le Tchad. C’est grâce à leur ténacité, leur persévérance. On peut dire qu’elles ont fait le boulot de la justice internationale.
Au Burkina, Mali ou au Nigeria, et même en Centrafrique avec des accusations de tortures du groupe privé Russe Wagner, les atrocités et meurtres liés au terrorisme font légion. On pointe souvent du doigt des chefs djihadistes ou des militaires. Est-ce que Human Rights Watch est prêt à poursuivre les auteurs, qu'il soit terroriste ou bien du pouvoir, pour répondre de leurs actes ?
Quand nous sommes saisis par les victimes, comme dans les cas Habré et Jammeh, ou bien dans un dossier comme Guantanamo ou la Syrie, notre travail consiste à les aider à développer les conditions juridiques et politiques pour obtenir justice pour eux-mêmes. Cela implique l'élaboration de stratégies, la formation, la collecte de fonds, la constitution de la preuve, le soutien des alliés et la persuasion des dirigeants réticents qu'il n'est pas dans leur intérêt de faire obstacle aux victimes.
Bien sûr, plus l'accusé est puissant, plus il est difficile de créer les conditions politiques pour le traduire en justice. Je suis auteur de quatre rapports sur le traitement des prisonniers par l’administration Bush dans sa «guerre contre la terreur» et du livre «Faut-il juger George Bush». J’ai dénoncé les prisons secrètes dirigées par la CIA, les «simulacres de noyade », la «disparition» de prisonniers ou renvoi vers des pays où ils étaient torturés. J’ai participé à des plaintes en France, en Allemagne, en Espagne contre les responsables américains. Mais force est de constater que nous n’avons pas réussi. Donc il faut bien reconnaitre que la justice internationale opère à géométrie variable.
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