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Soudan en crise : pourquoi la guerre entre généraux menace toute la région ?

Dans un fracas de détonations et sous un ciel de cendres, le Soudan s'enfonce dans une guerre fratricide aux conséquences régionales. Ce conflit, qui oppose les Forces armées soudanaises (FAS) aux Forces de soutien rapide (FSR), a non seulement déchiré le pays mais risque de déstabiliser l’ensemble de la Corne de l’Afrique.

Khartoum, une capitale en ruines

En avril 2023, la capitale soudanaise, Khartoum, s'est transformée en champ de bataille. Ce qui devait être une transition politique fragile après la chute d’Omar el-Béchir en 2019 a vite dégénéré en conflit armé ouvert. Depuis, les Forces armées soudanaises (FAS), sous le commandement du général Abdel Fattah al-Burhan, et les Forces de soutien rapide (FSR), dirigées par le général Mohamed Hamdan Dagalo, dit "Hemedti", s’affrontent dans une lutte sans merci pour le contrôle du pays.

Derrière ces deux hommes se cache une guerre de leadership marquée par des visions fondamentalement opposées pour l'avenir du Soudan. Al-Burhan, militaire de carrière et figure clé dans l'appareil militaire depuis la chute de Béchir, incarne l'ordre établi, cherchant à maintenir l’influence des forces armées traditionnelles. Hemedti, quant à lui, s’appuie sur ses FSR, une milice paramilitaire initialement formée pour réprimer les rébellions au Darfour, mais qui s’est rapidement transformée en une force autonome avec de puissants soutiens financiers venus du Golfe.

« Nous vivons dans une ville fantôme », témoigne Sarah, une résidente de Khartoum ayant fui vers les frontières éthiopiennes. « Les coups de feu ne s'arrêtent jamais. Les hôpitaux sont à court de tout, même l'eau devient un luxe ». Comme elle, des millions de Soudanais sont pris au piège entre les balles. Selon l'ONU, plus de 5 millions de personnes ont été déplacées à l'intérieur du pays ou ont cherché refuge au-delà des frontières.

Deux généraux, deux ambitions

Le général Abdel Fattah al-Burhan, 63 ans, est l'homme fort de l'armée soudanaise. Depuis qu'il a renversé le dictateur Omar el-Béchir en 2019 avec le soutien populaire, il a tenté de garder le pouvoir dans un Soudan en quête de transition démocratique. Pourtant, ce projet a rapidement tourné au cauchemar. En octobre 2021, Al-Burhan a mené un coup d'État contre le gouvernement civil de transition, renforçant ainsi son contrôle sur l’appareil étatique.

Face à lui, Mohamed Hamdan Dagalo, surnommé "Hemedti", 47 ans, est issu de modestes origines dans le Darfour et s'est bâti une réputation à travers ses actions militaires. Son ascension fulgurante est en grande partie due à son rôle en tant que chef des FSR, une milice qui a été largement impliquée dans des conflits au Darfour, où elle est accusée de graves violations des droits de l'homme. Hemedti a su transformer cette force paramilitaire en une véritable puissance économique, notamment grâce à des concessions dans l’exploitation de l’or et des relations privilégiées avec les Émirats arabes unis et l'Arabie saoudite.

L’opposition entre Al-Burhan et Hemedti dépasse le simple cadre militaire. Al-Burhan, malgré ses critiques, représente la continuité des structures militaires soudanaises traditionnelles, tandis que Hemedti se positionne comme un acteur plus populiste, se présentant comme un défenseur des marginalisés du Darfour et des régions périphériques du Soudan.

La complexité des alliances et des ambitions

Ce conflit est bien plus qu'une simple lutte de pouvoir entre deux généraux rivaux. Il est le produit de décennies d’instabilité politique, d’ethnicité exacerbée et d'ingérences régionales. Le Soudan, vaste pays au carrefour du monde arabe et de l'Afrique subsaharienne, attire des convoitises qui compliquent la recherche de solutions pacifiques.

L’Égypte, voisine du nord, soutient largement les Forces armées soudanaises. Elle craint une montée en puissance des milices en cas de victoire des FSR. Ces dernières, quant à elles, bénéficient du soutien plus discret de certaines puissances du Golfe, notamment des Émirats arabes unis, qui ont vu dans Hemedti un partenaire utile pour leurs ambitions économiques en Afrique.

Dans cette région de la Corne de l'Afrique, déjà ravagée par la famine, la sécheresse et les tensions ethniques, l'embrasement soudanais ajoute un foyer supplémentaire d'instabilité. Des pays comme le Soudan du Sud, l’Éthiopie et la Somalie sont directement impactés par ce conflit, leurs propres fragilités internes étant exacerbées par la proximité de la guerre. « Les retombées régionales sont immenses », souligne Abdullahi Boru Halakhe, analyste spécialiste de la Corne de l'Afrique pour International Crisis Group, basé à Addis-Abeba. « Le Soudan est un maillon clé dans la stabilité de cette région, et ce conflit pourrait provoquer un effet domino ».

Les civils, otages d’un conflit sans fin

Dans les rues de Khartoum et d'autres villes, les civils sont les premières victimes. Le conflit a entraîné une situation humanitaire catastrophique. Les organisations internationales peinent à fournir une aide en raison des combats incessants et des restrictions imposées par les belligérants. Les infrastructures de base, comme l'eau, l'électricité et les soins médicaux, sont détruites ou hors service.

« Nous vivons dans la peur constante », confie Ali, un père de famille de 40 ans qui a vu son quartier détruit par un bombardement aérien. « Il n'y a plus de sécurité, plus de nourriture. Nous ne savons pas combien de temps nous pourrons tenir ». De nombreux Soudanais vivent désormais dans des camps de fortune, tandis que d’autres fuient vers des zones frontalières comme le Tchad ou l'Éthiopie. Selon les estimations de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), plus de 500 000 personnes ont traversé les frontières, créant une crise de réfugiés qui affecte toute la région.

Les enjeux régionaux et internationaux

Le Soudan, pays aux ressources naturelles abondantes, notamment en or et en terres agricoles, est un point de mire pour de nombreux acteurs internationaux. La guerre en cours ne fait qu’exacerber la compétition pour le contrôle de ces richesses. En plus de ses voisins immédiats, des pays comme la Russie et la Chine ont montré un intérêt croissant pour la région, notamment à travers des partenariats économiques et militaires.

La Russie, via la société de sécurité privée Wagner, est accusée de soutenir les FSR en échange de concessions minières dans les zones qu’elles contrôlent. De son côté, la Chine, qui a massivement investi dans les infrastructures du pays au cours des dernières décennies, s'inquiète de la tournure des événements et des risques pour ses intérêts économiques.

Les puissances occidentales, elles, adoptent une approche plus prudente. Les États-Unis et l’Union européenne ont appelé à plusieurs reprises à un cessez-le-feu et au dialogue, sans succès. Les tentatives de médiation de l’Union africaine et de l’IGAD (Autorité intergouvernementale pour le développement) se sont heurtées à des refus catégoriques des deux camps de déposer les armes.

Vers une sortie de crise ?

Pour l’heure, aucune solution ne semble en vue. Les négociations pour un cessez-le-feu ont échoué à plusieurs reprises, et les affrontements continuent de se multiplier dans différentes régions du pays. Cependant, des voix s’élèvent pour demander un engagement plus ferme de la communauté internationale. « Nous ne pouvons pas laisser le Soudan sombrer dans l'oubli », plaide un diplomate africain lors d'une réunion de crise de l’Union africaine.

Le spectre d'une guerre prolongée inquiète également les populations des pays voisins. En Éthiopie, où un conflit civil s’est récemment terminé, la résurgence des tensions le long de la frontière commune avec le Soudan aggrave une situation déjà volatile. De même, au Soudan du Sud, pays lui-même en proie à des violences internes, l’arrivée massive de réfugiés soudanais constitue une nouvelle source de déstabilisation.

Des vies suspendues dans l'incertitude

Pour les Soudanais, l’espoir s’amenuise de jour en jour. Les perspectives de réconciliation nationale s’éloignent, tandis que les acteurs régionaux et internationaux peinent à accorder leurs violons. Dans ce chaos, les civils continuent de payer le prix le plus élevé.

« Nous ne savons pas ce que demain nous réserve », avoue Mariam, une enseignante de Khartoum, désillusionnée.

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