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Afrique et intelligence artificielle : la face cachée du travail numérique
Paris accueillait cette semaine le Sommet pour l’action sur l’intelligence artificielle. Dans les couloirs feutrés du Grand Palais, un stand se démarquait : celui de l’UNI Global Union, venu rappeler que l’Afrique est un maillon essentiel – mais invisible – de la chaîne de l’IA mondiale. Au cœur du débat : les conditions de travail des modérateurs de contenu et des travailleurs du numérique sur le continent.
Modérateurs africains : une main-d'œuvre essentielle, mais exploitée
À Nairobi, Accra ou Lagos, ils sont des milliers à œuvrer dans l’ombre pour assurer la « propreté » du contenu diffusé sur les réseaux sociaux. Pourtant, leur réalité est bien loin des promesses technologiques de l’intelligence artificielle. « Nous sommes payés 2 dollars de l’heure pour visionner les pires horreurs du web », témoigne Sonia Kgomo, ancienne modératrice de contenu en Afrique du Sud et représentante de travailleurs en lutte pour de meilleures conditions.
Contrairement à leurs collègues occidentaux, qui modèrent principalement des propos injurieux ou des discours haineux, les travailleurs africains sont chargés du « sale boulot » : contenus violents, suicides, mutilations, exploitation humaine… « En Afrique, on récupère tout ce qui est trop choquant pour être confié aux autres », déplore Sonia Kgomo.
Kings Korodi, un autre ancien modérateur basé au Kenya, décrit une cadence infernale : « On avait à peine quinze secondes par vidéo, il fallait traiter quatre vidéos par minute, souvent sans pause. » Une pression constante qui n’épargne ni leur santé mentale ni leur bien-être physique. « J’ai visionné des contenus sexuels choquants, cela m’a laissé des traumatismes. J’ai souffert d’insomnie, incapable d’effacer ces images de mon esprit », raconte-t-il.
L’Afrique, terrain de sous-traitance numérique pour l’IA
L’essor de l’intelligence artificielle ne fait qu’amplifier cette tendance. L'entraînement des modèles repose sur le data labelling, un travail qui consiste à annoter d’immenses bases de données pour perfectionner les algorithmes d’IA. Une tâche fastidieuse et souvent mal rémunérée, confiée à des entreprises basées en Afrique. « L’IA repose sur des travailleurs invisibles, et l’Afrique en est une plaque tournante », souligne Christy Hoffman, secrétaire générale de l’UNI.
Pourtant, les travailleurs africains sont rarement consultés lorsqu’il s’agit d’intégrer l’IA dans leurs métiers. « Ils ne savent pas si leurs emplois sont en danger, s’ils pourront se former à de nouvelles compétences, ou même si leurs employeurs prendront en compte leur voix dans l’évolution du secteur », poursuit Hoffman.
Une lueur d’espoir venue du Kenya
Si la prise de conscience est encore balbutiante, une décision de justice récente pourrait marquer un tournant. En octobre dernier, un tribunal kényan a statué que Meta pourrait être jugé pour les conditions de travail de ses modérateurs au Kenya. Une première dans la lutte pour la reconnaissance des droits de ces travailleurs numériques, souvent ignorés dans les grands débats internationaux sur l’IA.
L’Afrique, bien que moteur silencieux du développement technologique mondial, ne peut plus être le laboratoire de l’exploitation numérique. Alors que le sommet parisien débat de l’avenir de l’intelligence artificielle, la question reste entière : quelle place pour ceux qui la façonnent dans l’ombre ?
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