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Entre France et Sénégal : l’illusion d’un conflit de valeurs
Dans un article précédent d’AOC, j’avais commenté la controverse suscitée en France et au Sénégal par la décision du footballeur sénégalais du PSG Idrissa Gana Gueye de ne pas porter le maillot arc-en-ciel lors de la journée de lutte contre l’homophobie.
Cette controverse opposait notamment les autorités footballistiques françaises défendant les valeurs universelles de lutte contre l’homophobie à l’opinion sénégalaise dans son ensemble ou tout du moins à celle qui apparaît dans les médias de ce pays et qui condamne sans ambages les relations entre personnes de même sexe.
Il semble que l’on assiste à un nouvel avatar de cette controverse à propos de Bassirou Diomaye Faye, le nouveau président du Sénégal auquel certains médias français reprochent de pratiquer la polygamie. Celui-ci a effet deux épouses : la première épousée en premières noces, Marie Khoné, une chrétienne dont il a eu quatre enfants, et en secondes noces, Absa Faye qui est de confession musulmane[1].
« France 24 » s’est ainsi étonné de le voir afficher publiquement sa situation d’époux polygame tandis que Le Parisien, dans une analyse plus élaborée, recourant aux commentaires d’un sociologue sénégalais, estime pour sa part que l’affichage de cette pratique condamnée par de nombreuses femmes sénégalaises tranche avec la volonté de rupture du nouveau président. En outre, sans que l’on sache précisément ce qu’il en est, il est noté que cet affichage public vise à restreindre la polygamie cachée, ce qu’on nomme au Sénégal, en wolof le « takou souf » ou dans d’autres pays d’Afrique le « deuxième bureau ».
Bref, derrière ces commentaires, on a le sentiment que certains médias français cherchent à montrer que Bassirou Diomaye Faye, qui est présenté par ailleurs comme un « panafricaniste de gauche », souhaite promouvoir, dans une optique de rupture avec la culture occidentale une culture africaine « authentique ». Cela évoquant d’une certaine manière la prise de position violente d’Ousmane Sonko, son nouveau Premier ministre, en faveur du footballeur Idrissa Gana Gueye et la ferme condamnation de l’homosexualité qu’il avait prononcée alors. Il avait en effet déclaré : « Je tiens à féliciter et à apporter mon soutien à Idrissa Gana Gueye. Son acte est très courageux. Les blancs nous considèrent toujours comme leur poubelle et il faut que cela cesse. Ce qu’ils faisaient au temps de la colonisation en nous imposant leur culture, c’est ce qu’ils veulent continuer. Ils parlent de valeurs comme si nous, nous n’en avions pas. C’est fini tout ça ».
On se trouverait ainsi replacés de nouveau dans un conflit de valeurs qui opposerait la culture africaine à la culture occidentale ou plus précisément, comme un témoigne un article paru dans le quotidien ivoirien Le Méridien la culture sénégalaise à la culture française.
Ce quotidien s’étonne en effet que les médias français se soient empressés de discréditer le nouveau président du Sénégal en lui reprochant son statut de polygame alors que personne au Sénégal ou en général en Afrique ne s’est ému que Gabriel Attal, le Premier ministre français ait affiché son orientation homosexuelle, pratique largement condamnée sur le continent africain. Deux poids-deux mesures, ou la paille et la poutre, tels semblent être les arguments mis en avant par ce quotidien ivoirien pour condamner l’attitude de ces médias français.
Allant dans le même sens, la sociologue sénégalaise Fatou Sow Sarr a refusé de répondre à un interview sur ce sujet au magazine féministe français Causette en déclarant que : « La polygamie, la monogamie, la polyandrie sont des modèles matrimoniaux déterminés par l’histoire et la culture de chaque peuple. Ces modèles sont aujourd’hui concurrencés par les mariages homosexuels ». Et en ajoutant : « Ma pensée profondément est que l’Occident n’a aucune légitimité pour juger de nos cultures. »
Mêlez-vous de vos affaires et laissez-nous nous comporter comme nous le souhaitons puisque nous vous laissons le droit de vous comporter comme vous le voulez, semble être le message lancé par le média ivoirien et la sociologue sénégalaise. Si l’on suit cette ligne de raisonnement, l’Afrique n’aurait de leçon à recevoir de personne et surtout pas de l’Occident, lequel prétend imposer ses propres valeurs en Afrique au nom de l’universalisme.
Le panafricanisme du tandem Faye-Sonko traduit une volonté de définir une « authenticité » africaine.
Il va de soi que ce prétendu conflit de valeurs culturelles, dans ce cas comme dans bien d’autres, a une vertu ou un défaut bien connu –c’est selon – celui de permettre à ceux qui défendent ce point de vue de rassembler derrière eux les populations de leurs pays respectifs et donc de renforcer leurs penchants nationalistes. Il est évident que les opinions sénégalaise et française sont divisées tant au sujet de la polygamie que de l’homosexualité. Les Sénégalais et surtout les Sénégalaises ne sont pas tous favorables à la polygamie tandis que les Français sont loin d’approuver dans leur ensemble l’homosexualité, surtout pour ce qui est de son expression publique. Le choix par Macron d’un Premier ministre affichant ouvertement son homosexualité a certainement été fait pour surprendre l’ensemble des Français dans un but de communication politique (le fameux effet Waouh) et c’est en outre un argument de vente « diversitaire » permettant au président de la République de rallier derrière lui toute une fraction de l’opinion favorable à la libération des mœurs. Tout cela faisant bien entendu partie du « en même temps » qui lui a fait adopter à peu de mois d’intervalle la loi sur l’immigration, le choix d’un Premier ministre homosexuel et celui de la chanteuse franco-malienne Aya Nakamura pour inaugurer les Jeux olympiques 2024.
Du côté sénégalais, bien qu’il soit trop tôt pour discerner les choix politiques qui seront ceux du duo Bassirou Diomaye Faye-Ousmane Sonko, on peut tout de même avoir une idée de l’orientation idéologique qui inspirera la nouvelle gouvernance du Sénégal en se référant aux prises de position du parti « Patriotes du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité » (Pastef), l’organisation fondée par ces deux leaders politiques.
En matière religieuse tout d’abord, Ousmane Sonko ayant toujours déclaré son attachement à l’islam, ce qui est en lien chez lui avec sa condamnation de l’homosexualité. Il y a donc chez lui comme chez Bassirou Diomaye Faye une affirmation de la « souveraineté » qui, au-delà de la volonté de renégocier les relations avec les pays étrangers et notamment avec la France dans une perspective « gagnant-gagnant », s’étend au domaine idéologique et culturel. C’est dans ce cadre, me semble-t-il qu’il faut comprendre la présentation par les médias du nouveau président sénégalais comme un « panafricaniste de gauche ». Le panafricanisme est certes une doctrine multiforme et sa revendication revêt des aspects différents selon les acteurs qui s’en réclament[2]. Mais dans le cas du tandem Faye-Sonko, on peut imaginer que la référence à cette doctrine renvoie à la nécessité pour le Sénégal de définir une « authenticité » africaine, néanmoins œcuménique, puisque le nouveau président s’est référé dans son discours d’investiture à la fois à l’islam et au christianisme.
Ainsi s’expliquerait peut-être que Bassirou Diomaye Faye souhaite se situer à la fois dans la lignée de deux penseurs sénégalais que tout oppose a priori, à savoir Léopold Sédar Senghor et Cheikh Anta Diop. Ces deux intellectuels ont en effet été des adversaires farouches et le second a pâti de l’hostilité du premier président sénégalais à son égard. Mais en analysant les choses de plus près, il faut observer qu’il s’agissait davantage d’une rivalité proprement politique que d’une divergence profonde relative à leurs idées respectives. En effet, la « négritude » défendue par Senghor, qui est conçue comme une valeur s’opposant à l’islam, n’est pas très éloignée en réalité de l’« afrocentrisme » de Diop qui renvoie à l’origine africaine de la civilisation égyptienne antique.
Dans les deux cas, c’est bien l’idée d’une spécificité africaine qui est énoncée par ces deux adversaires politiques. De sorte que l’on peut voir dans la volonté de Bassirou Diomaye Faye de se placer sous l’autorité de ces deux monstres sacrés de la scène politico-intellectuelle sénégalaise, un souci unanimiste de rassemblement de l’ensemble de la population de son pays. Au-delà d’une orientation « panafricaniste de gauche », ou « populiste » pour ses adversaires, on peut sans doute percevoir dans ses déclarations une orientation proprement nationaliste, ce qui rapprocherait la nouvelle équipe désormais au pouvoir au Sénégal des juntes militaires qui dirigent désormais le Mali, le Burkina Faso et le Niger.
Certes le moyen d’accéder au pouvoir est différent, démocratique et issu d’élections dans un cas, violent dans l’autre, mais l’orientation panafricaniste et souverainiste est semblable.
Ce que l’on nomme le Sahel est donc soumis à des changements notables que l’on peut réprouver comme le font dans l’ensemble les médias français ou prendre en compte à défaut de les approuver. Après les indépendances des années 1960 qui en Afrique de l’Ouest ont été, à la différence de l’Afrique centrale et notamment du Cameroun, largement octroyées par la puissance coloniale, on assiste depuis peu à une seconde décolonisation qui est en train de modifier en profondeur les rapports de force dans cette partie du continent africain.
Faute d’avoir anticipé sur cette évolution, le gouvernement français est obligé de suivre les événements, toujours préoccupé par la volonté de sauver ce qui peut l’être – les bases militaires, le franc CFA, la langue française – alors qu’une politique proactive aurait consisté à élaguer les branches pourries et à accorder une pleine souveraineté aux pays du Sahel dans ces différents domaines. Mais l’aveuglement du pouvoir est tel que l’on peut avoir des doutes sur la capacité du gouvernement français à renoncer à ses privilèges africains et à entamer une politique audacieuse d’accompagnement des dispositions prises par les nouvelles équipes sahéliennes, pour s’engager dans un processus « gagnant-gagnant ».
Ce n’est pas en agitant le spectre des spécificités culturelles africaines, comme le font certains médias français, que les relations entre la France et ses anciennes colonies d’Afrique de l’ouest pourront repartir du bon pied.
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