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De Joe Biden à Paul Biya : la grâce présidentielle au service des élites
Dans l’imaginaire collectif, la grâce présidentielle est souvent perçue comme un geste noble, un dernier recours permettant de corriger des injustices ou de promouvoir la réconciliation nationale. Cependant, son usage pour protéger des proches des dirigeants, ou encore des alliés politiques, suscite de vives critiques. En Afrique comme ailleurs, cette pratique nourrit un sentiment d’impunité et érode la confiance dans les institutions judiciaires.
Un exemple récent : Joe Biden et son fils Hunter
Aux États-Unis, la décision de Joe Biden de gracier son fils Hunter, poursuivi pour fraude fiscale et possession illégale d’armes, a divisé l’opinion publique. Si certains justifient cette grâce par des considérations familiales, elle soulève des accusations de favoritisme dans un pays où 38 % seulement des citoyens disent encore faire confiance au système judiciaire (sondage Gallup 2023).
Mais cette instrumentalisation du pouvoir exécutif n’est pas un phénomène isolé. En Afrique, où les systèmes politiques concentrent souvent de larges prérogatives dans les mains des chefs d’État, la grâce présidentielle a régulièrement servi à protéger des proches ou des figures clés du pouvoir, compromettant l’indépendance judiciaire.
Afrique - un bouclier pour les élites
Sur le continent africain, où la concentration des pouvoirs dans les mains des présidents est souvent critiquée, la grâce présidentielle a régulièrement été utilisée pour protéger les proches des dirigeants, brouillant davantage la frontière entre justice et pouvoir.
En République démocratique du Congo, Joseph Kabila a marqué son mandat (2001-2019) par des amnisties controversées. En 2014, une loi d’amnistie a couvert les infractions « politiques et d’opinion » ainsi que les « faits de guerre » entre 2006 et 2013. Officiellement, elle visait à pacifier l’Est du pays, mais elle a bénéficié à des personnalités proches du pouvoir, impliquées dans des crimes graves.
Des noms reviennent régulièrement dans les rapports d’ONG : Gabriel Amisi Kumba, alias "Tango Four", général des FARDC, accusé de trafic d’armes et de minerais illégaux, a échappé à des poursuites grâce à des interventions politiques. Bosco Ntaganda, également général avant de devenir chef rebelle, a bénéficié d’années d’impunité avant d’être finalement jugé par la CPI. Ces cas soulignent l’usage stratégique de la grâce pour protéger des alliés influents.
Au Togo, Faure Gnassingbé, au pouvoir depuis 2005, a également fait polémique. En 2017, il a gracié plusieurs détenus politiques, parmi lesquels des figures proches du régime. Si cette mesure a été présentée comme un acte d’apaisement face aux manifestations populaires, elle a aussi permis de préserver des cadres stratégiques du pouvoir, affaiblissant encore la perception d’une justice indépendante.
Au Congo-Brazzaville, Denis Sassou Nguesso, président depuis près de quatre décennies, est régulièrement accusé d’utiliser son influence pour protéger son clan. Son fils, Denis Christel Sassou Nguesso, surnommé "Kiki", est au centre de nombreuses accusations de détournement de fonds publics, notamment via des contrats pétroliers.
Les rapports de Global Witness estiment que plus de 50 millions de dollars auraient été détournés par Denis Christel en une seule opération en 2014. Pourtant, aucune procédure judiciaire n’a abouti, illustrant l’étendue du contrôle de la famille présidentielle sur les institutions judiciaires.
Afrique du Sud : la capture de l’État et l’implication des proches
L'Afrique du Sud offre un exemple marquant de la manière dont le pouvoir peut être détourné au profit d’intérêts privés. Sous Jacob Zuma, président de 2009 à 2018, le terme « capture de l’État » a émergé pour décrire l’influence de la famille Gupta, des hommes d’affaires d’origine indienne, sur le gouvernement.
Duduzane Zuma, fils de l’ancien président, a été accusé d’avoir facilité les relations entre les Gupta et des responsables publics pour attribuer des contrats lucratifs. Les enquêtes de la Commission Zondo, publiées en 2022, ont révélé un détournement massif de fonds publics, estimé à 1,5 milliard de dollars. Ces pratiques ont terni l’image de l’ANC (African National Congress) et plongé le pays dans une crise institutionnelle.
Sénégal : Khalifa Sall et la politique du pardon
Le Sénégal, souvent présenté comme un modèle de démocratie en Afrique, n’est pas exempt de controverses liées à la grâce présidentielle. En 2019, le président Macky Sall a gracié Khalifa Sall, ancien maire de Dakar, emprisonné pour détournement de fonds publics.
Cette affaire, jugée hautement politique, avait éclaté alors que Khalifa Sall était vu comme un potentiel rival sérieux pour la présidentielle de 2019. Si la grâce a été saluée par certains comme un geste de réconciliation, elle a aussi renforcé les soupçons d’instrumentalisation de la justice par le pouvoir en place. L’affaire a laissé des traces, alimentant un débat sur l’indépendance des institutions judiciaires au Sénégal.
Cameroun : Paul Biya et la justice sélective
Au Cameroun, le président Paul Biya, au pouvoir depuis 1982, a également usé de son pouvoir de grâce pour protéger son régime. En 2011, plusieurs opposants politiques emprisonnés lors des manifestations contre sa réélection ont été libérés, dans ce qui a été perçu comme une manœuvre pour apaiser les tensions sans s’attaquer aux causes profondes du mécontentement populaire.
De plus, les poursuites judiciaires visant des personnalités proches du régime, notamment dans des affaires de détournement de fonds, sont souvent stoppées net. Les alliés stratégiques du président continuent ainsi de bénéficier d’une protection tacite, renforçant l’idée d’une justice à deux vitesses.
Une pratique systémique et des impacts durables
La grâce présidentielle, utilisée de manière répétée pour des raisons politiques ou personnelles, fragilise les institutions et alimente une culture d’impunité. Selon le Baromètre africain de Transparency International, plus de 60 % des citoyens de pays comme le Congo-Brazzaville, le Cameroun ou la Côte d’Ivoire considèrent que leur système judiciaire est corrompu.
Ces pratiques soulèvent des questions fondamentales sur la séparation des pouvoirs et l’égalité devant la loi. La grâce présidentielle, censée être un outil de justice réparatrice, devient un instrument de domination politique, minant la confiance des citoyens dans leurs institutions.
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