Politique


Libye : des clés pour comprendre la position belliqueuse de l’Egypte

Les députés égyptiens ont donné le 20 juillet 2020 au président Abdel Fattah al-Sissi le feu vert pour une possible intervention militaire en Libye si les forces du Gouvernement d'union nationale (GNA), reconnu par les Nations unies, continuent leur avancée vers l'est du pays où règnent les forces du maréchal Khalifa Haftar. 

Le Parlement égyptien a ainsi approuvé à l'unanimité l'envoi "d'éléments de l'armée égyptienne dans des missions de combat hors des frontières de l'Etat égyptien, pour défendre la sécurité nationale égyptienne". Si la Libye n'est pas directement citée, les débats eux portaient bien sur ce pays voisin, les députés ayant discuté des "menaces auxquelles fait face l'Etat" à l'Ouest, où l'Egypte partage une frontière poreuse en plein désert avec la Libye en guerre.

Lutte d'influence entre deux pouvoirs rivaux

Depuis la chute du régime de Mouammar Kadhafi en 2011, la Libye est plongée dans le chaos et des conflits aux multiples fronts, complexifiés par la présence accrue d'acteurs internationaux. La Libye, qui dispose des réserves de pétrole les plus abondantes d'Afrique, est déchirée par une lutte d'influence entre deux pouvoirs rivaux : le GNA, basé à Tripoli (la capitale libyenne), et le maréchal Khalifa Haftar, un ancien général de Kadhafi, qui contrôle l'Est et une partie du Sud. 

Le premier est soutenu par la Turquie, qui a des militaires sur place, et le second par l'Egypte voisine, les Emirats arabes unis et la Russie. Le Caire soutient Khalifa Haftar depuis 2014, date à laquelle il a rassemblé une force dans l'est de la Libye, selon les rapports de l'ONU.

Abdel Fattah al-Sissi avait déclaré le 16 juillet, lors d'une rencontre avec des représentants des tribus de l'Est libyen, que l'Egypte ne resterait pas "inerte" face à une "menace directe" sur sa sécurité nationale et celle de la Libye. 

Des propos qui avaient été immédiatement condamnés par le GNA, qui siège à Tripoli, la capitale libyenne. A contrario, la démarche est soutenue par le Parlement basé dans l'est de la Libye qui appuie Khalifa Haftar. La Chambre avait directement appelé Le Caire à l'aide quelques jours plus tôt et les chefs de tribus libyens ont donné depuis leur aval au président al-Sissi pour une intervention. 

Une démarche plébiscitée par le camp Haftar

Le Parlement libyen a demandé au Caire à la mi-juillet d'intervenir militairement pour contrer la Turquie. "Aux forces armées égyptiennes d'intervenir pour protéger la sécurité nationale libyenne et égyptienne, si elles voient une menace imminente pour la sécurité de nos deux pays", a indiqué dans un communiqué diffusé dans la nuit du 13 au 14 juillet le Parlement élu à l'Est en 2014 et qui compte essentiellement des pro-Haftar. "Nous appelons à des efforts concertés entre les deux pays frères, la Libye et l'Egypte, pour assurer la défaite de l'occupant envahisseur (la Turquie) et préserver notre sécurité nationale commune", ajoute le communiqué. 

Le Parlement réagissait à un discours du président égyptien Abdel Fattah al-Sissi du 20 juin, dans lequel il avait menacé d'intervenir en Libye, en réaction à une implication directe de la Turquie, et avait qualifié Syrte de "ligne rouge", mettant en garde les forces du GNA. Le président de la Chambre a salué la récente décision de l'Egypte, selon un porte-parole. 

Syrte, "la ligne rouge" 

L'Egypte avait averti en juin que toute avancée des forces du gouvernement de Tripoli (GNA) pourrait déclencher une intervention militaire égyptienne. Le GNA, qui a dénoncé cette position en la qualifiant de "déclaration de guerre", a porté ses efforts en direction de Syrte, sous contrôle du maréchal Haftar.

Le Caire considère Syrte, qui ouvre l'accès aux gisements pétroliers libyens et est située à mi-chemin entre Tripoli à l'Ouest et Benghazi à l'Est, comme une "ligne rouge". La ville natale de Mouammar Kadhafi est la porte d'entrée des ports exportateurs de pétrole contrôlée par les pro-Haftar.

La bataille entre les deux camps s'organise désormais autour de cette ville clé. Les forces du gouvernement de Tripoli se sont rapprochées de Syrte qu'elles espèrent reprendre à l'Armée nationale libyenne (LNA) du maréchal Haftar. 

Le chaos libyen, une menace aux portes de l'Egypte

Longue et poreuse, la frontière égypto-libyenne est une source de préoccupation majeure pour Le Caire depuis la chute du guide de la révolution libyenne, Mouammar Kadhafi. Au fil des années, l'Egypte a attribué de nombreux attentats à des combattants islamistes qui se seraient introduits sur son sol par cette frontière terrestre et a déjà mené des frappes aériennes au-dessus de la Libye.

Le Caire "se méfie du GNA et voit l'implication de la Turquie comme une menace sérieuse", soulignait à la mi-juillet Yezid Sayigh, directeur de recherche au Carnegie Middle East Center. Son soutien pour Haftar vient "de l'espoir qu'il puisse assurer une frontière commune sûre et stable".

"Les dangers posés par l'occupation turque représentent une menace directe pour notre pays et pour les pays voisins, surtout pour l'Egypte", avaient insisté les députés pro-Haftar en réclamant récemment une intervention égyptienne. 

Le Caire-Ankara : ennemis de sept ans

L'Egypte et la Turquie entretiennent des relations tendues depuis la destitution en 2013 du président islamiste égyptien Mohamed Morsi, soutenu par Ankara.

Alors que les forces du GNA se trouvaient en mauvaise posture il y a quelques mois à peine, elles ont renversé la situation en multipliant les victoires militaires grâce à l'appui de la Turquie. Laquelle a déployé en Libye des drones et des militaires. Le GNA a ainsi pu repousser l'offensive de l'homme fort de l'Est libyen lancée en avril 2019 contre Tripoli, et reprendre le contrôle de l'ensemble du nord-ouest du pays.

En juin, après la progression des forces du GNA face à celles du maréchal Haftar sur le terrain, le président égyptien avait proposé un cessez-le-feu, le retrait des mercenaires et le démantèlement des milices en Libye. Ankara et le GNA ont rejeté le plan. 

Vraie menace ou position de principe ?

L'armée égyptienne, l'une des plus importantes du Proche-Orient, compte près de 450 000 hommes, selon l'Agence centrale du renseignement américaine (CIA). Elle figure parmi les principaux bénéficiaires de l'aide militaire américaine (1,15 milliard d'euros par an), afin notamment de combattre une insurrection islamiste dans le Sinaï (nord-est de l'Egypte).

Les analystes rejettent l'hypothèse d'une guerre frontale en Libye. "Il est hautement improbable que l'Egypte entre en guerre directe", estimait en juin 2020 le professeur de sciences politiques à l'Université du Caire, Hassan Nafaa. Le message du président Sissi est "plus politique que militaire : l'Egypte se tient aux côtés de ses alliés".

"Le désir politique du Caire quant à une intervention égyptienne visible et officielle reste très maigre", analysait mi-juillet pour sa part Jalel Harchaoui, chercheur à l'Institut Clingendael de La Haye, minimisant la portée de l'escalade verbale. "L'essentiel de la protection mise en place (par les pro-Haftar) pour conserver Syrte a été fournie par les mercenaires russes et syriens de Wagner (une milice réputée proche du président Vladimir Poutine), aidés étroitement par une mission émiratie toujours très active sur le plan logistique", ajoute l'expert. Même si le GNA se dit prêt à reprendre Syrte, "il ne l'est pas vraiment" car il faudrait d'abord "traverser un champ de mines antipersonnel à l'ouest de Syrte", explique Jalel Harchaoui.

Claudia Gazzini, du cercle de réflexion International Crisis Group (ICG), avançait en juin que Le Caire souhaitait, à travers cette attitude belliqueuse, adresser un avertissement "aux Américains", dont l'attitude sur le dossier reste ambiguë, afin de marquer la menace que représente, d'après l'Egypte, la présence accrue des Turcs dans ce pays. Abdel Fattah al-Sissi s'est entretenu le 20 juillet, peu avant le vote du Parlement, avec le président américain Donald Trump. 

"Les deux dirigeants ont affirmé la nécessité d'une désescalade immédiate en Libye, notamment par un cessez-le-feu et des progrès dans les négociations économiques et politiques", a déclaré la Maison Blanche dans un communiqué après l'entretien téléphonique. Stéphane Dujarric, le porte-parole de l'ONU, a affirmé qu'"il n'y a pas de solution militaire à la crise actuelle en Libye et (qu') il faut un cessez-le-feu immédiat".



Politique