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Patrick Mbeko : Il est grand temps d’aborder la question du franc CFA avec rigueur et sérieux
La question du franc CFA passionne. Elle a pris de l’ampleur aussi bien en France que dans beaucoup de pays africains, ces derniers mois. Un peu partout on voit apparaître des mouvements « anti franc cfa ». Les débats sont souvent corsés et les invectives ne manquent pas. Invité à donner mon opinion sur le sujet, j’ai toujours choisi de m’abstenir — ce qui m’a été reproché par certains compatriotes africains. Pourquoi? Simplement parce que j’estime que cette question est trop importante pour être abordé avec passion et «légèreté». Je n’ai pas la prétention d’en savoir plus que les autres, mais j’ai tout simplement constaté que sur cette question, le manque de rigueur est criant. En effet, quand on écoute les différents mouvements et activistes africains qui abordent la question du CFA, on a l’impression qu’il suffit d’abandonner cette monnaie pour que les problèmes économiques de l’Afrique soient réglés. Ce qui n’est pas du tout vrai. Déjà, faut-il rappeler que le CFA ne concerne pas toute l’Afrique, mais seulement une dizaine de pays (14 au total) d’Afrique centrale et d’Afrique de l’ouest. Aussi, a-t-on fait un travail de fond pour évaluer l’impact que pourrait avoir l’abandon de cette monnaie sur les économies africaines ? La réponse est NON. Pourtant, on nous répète à l’envi qu’il faut se barrer, qu’il est temps d’abandonner le CFA, et patati patata…
Qu’on se comprenne bien les amis : Je ne suis pas pour cette monnaie coloniale et j’estime qu’elle n’a pas sa place en Afrique. La question de la souveraineté qui sous-tend le débat concernant le franc CFA est plus que légitime. Le travail de mobilisation abattu par l’ONG « Urgences panafricanistes » et plusieurs autres organisations africaines autour de cette problématique est à saluer. Cependant, le débat est trop important pour le limiter à une histoire de panafricanisme ou de revendication identitaire. Oui, les termes du débat sont parfois mal posés et c’est bien là que se trouve le problème. A-t-on fait un travail de fond pour connaître les avantages (oui, oui, parce qu’il y en a) et les inconvénients du CFA, en vue de mieux orienter les décisions à venir? A-t-on évalué les impacts politiques et économiques d’un éventuel abandon de cette monnaie sur le court, le moyen et le long terme? A-t-on pu avoir accès aux données « secrètes » entourant les opérations liées au CFA, en vue de mieux penser les stratégies à mettre en place? En cas d’abandon, a-t-on pensé à des stratégies pour pouvoir contrer une éventuelle attaque contre la monnaie de remplacement, si attaque il y a (on est dans l’anticipation, essentielle à tout stratégiste)? A-t-on évalué les impacts qu’aurait cette attaque sur les économies des pays concernés, eux qui ont des économies sous perfusion?
Si la réponse à ces questions est non, de quoi parle-t-on alors? Pourquoi s’agiter autour d’une question qu’on ne comprend qu’à moitié, après avoir lu l’ouvrage du professeur Nicolas Agbohou et quelques articles sur Google? À quoi cela rime-t-il de bomber le torse en prétendant avoir une nouvelle monnaie que l’on sera incapables de gérer ?
Les Africains doivent cesser d’aborder des problématiques aussi importantes avec légèreté et passion. Quand on pose la question de savoir quel avantage la France a à faire perdurer ce système, les réponses vont dans tous les sens, et souvent on raconte n’importe quoi. Or la réalité économique montre que les principaux partenaires commerciaux de l’Hexagone sur le continent (l’Afrique du Sud, le Nigeria et l’Angola) ne sont même pas dans la zone franc. Le « petit » Emmanuel Macron a prévenu : «Si on se sent pas heureux dans la zone franc, on la quitte et on crée sa propre monnaie comme l’ont fait la Mauritanie et le Madagascar». C’est gâté, disent nos compatriotes de Côte d’Ivoire. On attend de voir qui fera le premier pas…
La question du franc CFA doit être abordée avec flegme et rigueur. La passion, certes essentielle, n’a pas sa place dans ce genre de débat. Certains compatriotes africains doivent cesser de s’improviser «connaisseurs» des dossiers qu’ils ne comprennent qu’à moitié. On peut amuser la galerie et les jeunes gens, mais aux yeux de ceux qui maîtrisent le dossier, on passe pour des comiques, des amuseurs publics, alors que la question traitée est d’une importance capitale. Elle est très technique cette question. Il est donc grand temps que des économistes aguerris, des gens ayant développé une certaine expertise dans l’intelligence économique, des stratèges de la géopolitique africains, etc. complètent le dispositif (composé de tous ces frères et soeurs mobilisés pour la cause) et se mobilisent autour de cette problématique. Mais avant tout, les Africains doivent d’abord définir le modèle de société qu’ils veulent bâtir. Quel système politique et économique voulons-nous? Parce qu’après tout, la monnaie n’est pas l’alpha et l’oméga du processus de développement des États et l’Afrique ne fait pas exception. Comme le souligne M. Kako Nubukpo, économiste et ancien ministre togolais, « il y a des questions liées à la gouvernance et à la démocratie, à la productivité et à la compétitivité que nos pays doivent résoudre »
Par Patrick Mbeko
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