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Comment les réseaux sociaux permettent une nouvelle politisation des populations africaines ?

Les réseaux sociaux sont-ils devenus des plateformes caractéristiques d’une démocratisation du discours et de la politisation de la population africaine ? Nids jonchés d’informations, ces surfaces concurrencent les médias traditionnels, tout en soulignant les dérives de la désinformation. 

Jeudi 13 mai dernier, dans sa réponse aux voeux de transition du conseil supérieur des affaires islamiques, le général Mahamat Idriss Déby Itno, président tchadien du conseil militaire de transition, invitait la population à cesser de s’invectiver sous fonds de conflits religieux entre pro et anti-régime sur les réseaux sociaux : “Je vous demande de sensibiliser nos compatriotes notamment les jeunes sur les dérives hautement préoccupantes constatées dans l’utilisation des réseaux sociaux” a t-il exprimé. Le fils du défunt président Idriss Déby, appelait également à ne pas utiliser Whatsapp, Facebook, ou autres applications pour “propager la haine, entre fils et filles de même pays, mais plutôt à les rapprocher et élargir leurs horizons”. 

Cette déclaration semble représentative d’une toute nouvelle époque. En effet, en parallèle de l’information véhiculée par les médias traditionnels -la télévision, la radio et la presse-, il est évident que l’esprit critique et l’opinion publique se développe de nos jours, bien ailleurs. Fini les longs discours unilatéraux. Aujourd’hui, un téléphone portable et une connexion internet peuvent faire plus de mal qu’une lame bien aiguisée.

Facebook, Twitter, Instagram ou encore Linkedin qui sont tout d’abord conceptualisés afin de renforcer ou cultiver le lien social, sont devenus de puissants foyers de références culturelles et politiques ; et permettent un accès à l’information plus inclusif.

D’après Paola Audrey, fondatrice du magazine Fashizblack, entrepreneure, consultante et éditorialiste, ceux-ci permettent de combler un vide en termes de liberté d’expression : « Les réseaux commencent à prendre de l’espace en terme de sources d’information et de chambres d’échos pour certaines opinions qui ne sont pas forcément exprimées sur des canaux plus traditionnels. C’était d’abord une alternative et cela devient une plateforme médiatique à part entière, la preuve en est, ceux-ci sont de plus en plus mentionnés par les médias classiques en Afrique et sont perçus comme des plateformes d'expressions de choix de l’opinion publique africaine, ne serait-ce que pour des questions de connectivité ». 

Au détriment des médias traditionnels ? 

D’après une étude publiée par les outils de gestions des réseaux sociaux Hoot Suite et We are Social 2021, l’Afrique représente 6,6% des utilisateurs actifs des réseaux sociaux dans le monde. L’ouverture de ces canaux pour les pays africains s’accentue depuis les années 2000, période charnière de l’essor du digital en Afrique. Jusqu’aux années 1990, le taux de pénétration des accès téléphoniques reposait uniquement sur des lignes fixes et ne dépassait pas 2%. Depuis, la téléphonie mobile a connu une croissance importante, avec un taux de pénétration de 44% en 2017. Le portable a donc supplanté le développement des lignes fixes et l’accès a internet est passé par les smartphones et les réseaux 3G et 4G et non par l’ADSL ou la fibre, explique Jean-Michel Huet, team leader de l'équipe Africa & Development International, dans son article Le Digital en Afrique, Les cinq sauts numériques, publié en 2018.

Représentant un clair avantage pour une ouverture technologique, ces plateformes ouvrent aussi la voie à une diffusion d’informations plus rapide, directe, et d’après certains, moins déguisée. Kerwin Mayzo, analyste politique chez La Voix de l’Amérique (VOA) et chroniqueur chez RFI ne le conteste pas : « Nous sommes un jeune continent. Entre les années 1960 et 1990, nous avions généralement des dictatures. La télévision nationale était la résonance du pouvoir et permettait de s’adresser à tout le monde. C’était le vecteur principal. Il ne faut pas oublier que la politique passe d’abord par la communication. Aujourd’hui, nous sommes passés de réseaux à véritables médias car tout le monde a compris qu’il pouvait tirer son épingle du jeu ».

Un jeu, où les individus sont à la fois créateurs/concepteurs ainsi que publics et récepteurs d’un environnement qui évolue constamment. Moussa Traoré, directeur de communication de la personnalité politique ivoirienne Guillaume Soro, confirme cette idée : « Je dirais qu’au 21 ème siècle, il faut que le peuple soit connecté ou digitalisé. L’utilisation de Twitter par exemple, permet d’avoir un contact direct avec ses concitoyens ».

Cette communication nouvelle se détache drastiquement d’une linéarité de l’information notamment en Afrique de l’Ouest où, d’après l’étude d’Hoot Suite, le taux de pénétration numérique est de 16%, de 10% en Afrique de l’Est, et de 8% en Afrique Centrale en 2021. Selon Kerwin Mayzo, la pénétration digitale permet également de s’adapter à la situation économique et sociale d’un continent empli d’inégalités : « Avant, la télévision était un luxe. Elle l’est toujours aujourd’hui pour une bonne partie de la population africaine. De nos jours, avec un peu de crédit seulement, tout le monde peut avoir accès au savoir ». 

Le débat reste toutefois ouvert

Malgré les signes apparents d'un essor de la liberté d’expression sur ces plateformes d'informations, et de leur transition vers la forme de « média social », avec des contenus adaptés et spécifique -vidéos adaptative au temps de concentration sur les réseaux sociaux, diffusées par des médias alternatifs comme Loopsider, Brut Afrique ou encore Konbini-, il est encore très difficile, selon Moussa Traoré, de parler de contre-pouvoir, et cela même si « lorsque l’on fait partie de l’opposition politique il est moins évident de pouvoir s’exprimer au sein des médias traditionnels qui sont pour la plupart nationalisés. Par exemple, la dernière interview de Guillaume Soro sur la télévision nationale ivoirienne date de 2010, et sa campagne pour les présidentielles de 2020 s’est principalement effectuée sur les médias sociaux ce qui lui a d’ailleurs permis de toucher plus de monde ».

Paola Audrey, partage cet avis, et met cependant en garde. L’animatrice de l’émission « Avant-Première » sur la chaîne Canal +Afrique, indique qu’il ne faudrait pas pour autant aller vite en besogne : « Les réseaux sociaux ne supplantent pas les médias traditionnels, nous n’en sommes pas encore là. Sur l’accès à l’information; le coût d’accès à internet baisse d’années en années, mais nous ne sommes pas encore à des taux de couvertures ou de pénétrations à 70 ou à 80%. Il y a encore des taux de masse critique nécessaires pour un basculement. Les chiffres s’améliorent mais cela reste limité car il y aussi le coût de l’appareil ou de la connexion. D’ici cinq à sept ans il y aura une place des réseaux sociaux plus grande ».

Dans le sillage de ces données extrêmement connectées entre, ces likes et ces abonnements virtuels, se cachent toutefois une nouvelle génération de l’engagement, dictée par ses croyances, et exacerbant son besoin de liberté.

Lieu de contestations 

Le réveil des consciences, est un concept issu de la mondialisation. Grâce aux réseaux actuels, les gens voient ce qu’il se passe ailleurs, et mûrissent politiquement » explique Kerwin Mayzo pour commenter la vague de violence ayant eu lieu en mars dernier au Sénégal suite à l’arrestation du député Ousmane Sonko, figure de proue de l’opposition du pays.

La libération de la parole, favorisée par les réseaux sociaux et le hashtag #FreeSenegal, lancé le 3 mars 2021, ont permis à de nombreux sénégalais d’exprimer leur colère et de s’informer concernant la situation, par le biais de plateformes comme Twitter ou Instagram. Face à ce hashtag devenu viral, réunissant plus de 2 millions de tweets, 2 milliards de vues, et relayés à l’échelle mondiale, il était difficile de regarder ailleurs. « Les réseaux sociaux ont contribué à délier les langues et la parole. On peut trouver une plus grande liberté d’expression. Cependant, de là à dire que de façon générale il y a une grande avancée, je n’en suis pas sûre. Je pense que tant que cette variété d’opinions ne s’exprimera uniquement sur internet, cela permettra d'avancer mais il faudra que cela déborde sur d’autres médias » explique Paola Audrey.

Impliqué dans le jeu de l’échiquier politique, Moussa Traoré reconnaît l’impact des réseaux sociaux sur la manière dont les politiques communiquent. Selon lui, il est impossible de parler aujourd’hui de manipulation ou de propagande, car la réactivité sur les réseaux est bien trop instantanée : « Je pense qu'il est impossible aujourd'hui de parler de manipulation ou de propagande. Le message politique napoléonien est tout simplement impossible. Les utilisateurs des réseaux sociaux sont de plus en plus jeunes, et plus alertes. L’ère de la manipulation de masse sans démenti est aujourd’hui terminée. Les réactions se font en temps réel ». D’après le communicant, sur les réseaux « on cherche plutôt à valoriser l’image de la personnalité publique, mais également d’éviter tous types de bad buzz, ou de choses qui pourraient le desservir. On ne parle plus de communication politique, mais de personal branding ».

En plus de percevoir les nouvelles méthodes de communication, s’adaptant à la fragilité de l’opinion publique, les réseaux sociaux peuvent également faire naître des leaders d’opinions, qui selon Paola Audrey doivent être redéfinis : « Ce n’est qu’une version digitale de ce qui existe déjà. Sur internet, ils sont beaucoup plus visibles à prendre la parole sur certains sujets et à être suivis pour cela. Il y en a certains dont on peut douter de la légitimité, ce qui amène à une autre question : qui donne la légitimité à un leaders d’opinion? . Est-ce que c’est quelqu’un qui s’auto-proclame, ou c’est plutôt parce que nous les suivons? » 

Réseaux (a)social 

Toutefois, le revers de la médaille scintille : entre fake news, hoaxs et désinformation, les réseaux sociaux en Afrique s'illustrent aussi comme un coup de nez au véritable travail journalistique, où tout le monde à la parole, et peut parler de tout. Des leaders d’opinions s’élèvent, soit par leur légitimité ou leur franc-parler, là où le besoin d’éclaircissement et de transparence se fait pour autant ressentir dans des systèmes politiques et sociaux pour la plupart encore très fragiles. “ Bien sûr il y a un volet négatif à tout cela. Le manque de régulation, la construction de fake news de plus en plus compliquée… Toutes ces usines à rumeurs tendent à fabriquer également le jeu démocratique et à le fausser” explique Moussa Traoré.

D’après Paola Audrey, les dérives sont claires et posées : l’invective est plus facile, donc l’espace de liberté d’expression peut être à la fois très ouvert et très fermé : « L’anonymat confère la paresse intellectuelle, qui pousse à ne pas appliquer de rigueur et donne libre cours à la déformation. Il est possible d’assister à tous discours de haine, fermeture d’esprit; vase clos avec des personnes qui sont censées penser comme soi. Là ou il devrait y avoir débat, il n’y en a pas, chacun reste dans son recoin idéologique, et il n’y a pas d’échange ». 

Aurelie Kouman, Oeil d'Afrique



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